Dans une concomitance toute aussi imprévue que superbe, le tandem Patricia Russo et Serge Tchuruk annoncent leur intention conjointe de quitter le navire Alcatel-Lucent en pleine déroute, tandis qu'IBM celle d'acquérir l'éditeur de logiciels national emblématique, Ilog. Dans la torpeur orageuse d'un été qui menace d'être meurtrier pour la finance mondiale — Merrill Lynch aux abois implore aujourd'hui le singapourien Temasek de le sauver à nouveau de la déconfiture façon Bear Stearns — on devrait entendre une fois encore le concert contradictoire des vitupérations bien hexagonales contre les méfaits de la mondialisation et du capitalisme libéral, automatiquement qualifié de « sauvage », devant le désastre révélé de la fusion de Lucent et d'Alcatel, et des cocoricos patriotiques devant cette nouvelle démonstration de la valeur inégalée des talents scientifiques français qui attirent la concupiscence d'Armonk jusques aux riantes pâtures de Gentilly-sous-Périphérique...
Revenons à des perspectives plus sérieuses : la transaction proposée par IBM, une OPA amicale — les deux sociétés se connaissent bien et travaillent depuis longtemps ensemble ; des rumeurs d'acquisition avaient déjà circulé plusieurs fois par le passé — pour un prix maximal de 10 Euros par action, soit une prime substantielle sur le cours de Bourse, en chute libre depuis le début de l'année, tombe probablement à pic à plus d'un titre pour l'éditeur français. D'abord notons la décence du comportement d'IBM dont l'offre valorise généreusement la société. Invariablement présentée comme la « startup » française qui a réussi, hélas bien esseulée, sur les marchés mondiaux, émanation de l'Inria qui concentre tout le prestige et le panache du savoir-faire informatique national, en particulier, dans les logiciels complexes — n'a-t-il pas su séduire le titan même de cette industrie , Microsoft, à venir créer dans les champs fertiles de la Ferme du Moulon un Centre de recherche commun ? — Ilog est à ce prix ! Quoi de plus gratifiant pour « l'industrie du logiciel français » ? (Vivement que l'on étende l'Appellation d'origine contrôlée au logiciel ce qui permettrait peut-être à nos éditeurs encore anémiques de connaître le sort enviable de la Noix du Périgord, du Camembert de Normandie où du Jambon de Parme, dont on sait qu'il est une des causes graves de rupture des négociations du Cycle de Doha à l'OMC.)
Au plan financier, l'éditeur était depuis un an pénalisé par la faiblesse du dollar, alors qu'il est coté au NASDAQ autant qu'à Paris et qu'une grande partie de son chiffre d'affaires est réalisé aux Etats-Unis. D'après Les Echos, l'effondrement du cours de Bourse depuis son plus haut de 100 et quelques Euros au plus fort de la « bulle Internet » en mars 2000, suivi d'une nouvelle glissade depuis début 2007 après un redressement laborieux dans les années 2003-2005, aurait attiré un fonds, Conversion Capital, dont l'activisme aurait accéléré des discussions qui, comme on l'a dit, devaient être dans l'air depuis quelques temps déjà.
Et que dire de l'usure des dirigeants-fondateurs français de jeunes pousses cotées au NASDAQ et à Paris ? Après des années à la tête de l'éditeur de logiciels qu'il avait co-fondé, Bernard Liautaud a passé cette année la main à SAP, pour réapparaître chez Balderton Capital sous les habits (britanniques) de l'investisseur en capital-risque. Si l'aventure tente aujourd'hui Pierre Haren, placé finalement dans la même situation, nous serions ravi de l'accueillir dans notre bien modeste équipe d'investissement de fonds étiques (rien à voir avec les fonds éthiques) en TIC (Technologies de l'information et de la communication) !
C'est une aventure bien différente que celle de Patricia Russo et de Serge Tchuruk, dont la démission de la tête d'Alcatel-Lucent ressemble fort à un aveu du bilan désastreux de la fusion des deux équipementiers télécoms. Alors qu'une certaine fraction de l'échiquier politique lance la curée en ne retenant de l'événement que « les indemnités de départ indécentes » de ces dirigeants, semblant oublier le balayage sous le tapis de la sordide affaire de fausses factures de l'Alcatel-Alsthom de l'époque qui avait coûté à Pierre Suard, le dirigeant d'alors, son poste et plusieurs inculpations en 1995 — dont les non-lieux viennent, rassurons-nous, de tomber en 2006 et au printemps de cette année, treize ans après ! — il semble qu'il faille plutôt s'interroger utilement sur l'évolution de cette industrie des télécoms où jadis champion brillant et innovateur, Alcatel s'est naguère fait largement distancer au point d'apparaître complètement immobilisé. La consolidation à l'oeuvre chez les opérateurs télécoms les a progressivement transformés en géants (comme Verizon et AT&T). Du coup, ces nouveaux géants se sont emparés du contrôle effectif du marché des équipements où les équipementiers télécoms historiques régnaient jusqu'alors en maîtres incontestés. Le pouvoir avait changé de mains et la course à la taille pouvait apparaître alors aux yeux des Lucent, Alcatel, Motorola, Tellabs, comme une stratégie appropriée pour reprendre la main. (D'ailleurs les difficultés actuelles d'un Motorola sont sans doute un effet de la même cause.) Mais le timing était défavorable : la montée en puissance des fournisseurs chinois comme ZTE et Huawei a brutalement érodé les marges et doublé la course à la taille d'une concurrence fatale sur les prix.
Quant à l'industrie du logiciel d'entreprise, le rachat d'Ilog par IBM est une péripétie de plus, comme celui de BO par SAP pour n'en citer qu'un seul autre qui ait marqué récemment les esprits, dans la consolidation massive maintenant bien entamée. L'offre, de plus en plus indifférenciée et globale, se concentre dans les mains d'un oligopole de quelques acteurs comme IBM, Oracle, Microsoft, SAP et pour quelque temps encore peut-être des Sungard, CA, et Symantec dans certains secteurs.
Redécoupage des marchés, consolidation de l'industrie, rééquilibrages à l'échelle mondiale, comme dans beaucoup de secteurs celui du logiciel français est réduit à subir, sans pouvoir réellement agir, les contrecoups et les mouvements mondiaux qui agitent les marchés d'aujourd'hui.
P.S. du 1er août : Et le shopping continue ; c'est aujourd'hui Sungard qui annonce son intention d'acquérir le français GL Trade !