vendredi, novembre 07, 2014

Extension du domaine de l'anacoluthe

« Les impacts social et sociétal du numérique sont largement positifs », nous disent études sur études. Mais celles qui l'ont naguère salué comme « un facteur de transformation global » nous alertent aussi sur le renvoi au paradoxe de Solow : si les digital natives s'emparent sans frémir du numérique — souvent le fait de startups et de pure players — l'effet macro-économique tarde, en revanche, à se manifester. « Aujourd'hui en effet, ces modèles issus de la culture numérique représentent un incontournable pour être compétitif aux yeux du client », nous assène-t-on sur le ton de l'admonestation : « approches privilégiant le launch and iterate et le trial and error, les organigrammes aplatis » sont les nécessités du focus client renforcé et de la numérisation réussie ! Il y est donné à lire que « les entreprises les plus matures sur le numérique ont effectivement une croissance du chiffre d'affaires 6 fois plus élevée », « un indice de bien-être professionnel 50% plus élevé », « un effet "boule de neige" du numérique sur la performance » ; bref, l'avenir est radieux, « La transformation numérique en cours constitue une chance à saisir pour la France : une opportunité de croissance, une opportunité pour repositionner le savoir-faire des entreprises françaises sur l'échiquier mondial, et une opportunité donnée aux entreprises pour avoir un impact social et sociétal positif ». Il est loin le temps où l'Apache de la Zone effrayait sans pour autant évoquer un serveur Web enfoui dans son datacenter à l'abri des pare-feux !

Que l'innovlangue française se caractérise d'abord par sa pauvreté

Alors qu'une austérité peccamineuse tient aujourd'hui lieu de politique économique, réitérant inlassablement des mêmes causes les mêmes effets, l'innovlangue française — comme nous nommons ce dialecte récemment émergé de la novlangue française naguère défendue et illustrée par Semprun [1] — reflète et même précède, puisqu'elle lui permet d'être exprimée aux masses, l'administration du numérique.

La morale absolutiste prévalente impose ainsi à l'innovlangue sa pauvreté, immédiatement apparente au lecteur qui la découvrirait dans le tweet ou sur le mur Facebook d'un twittos du Ministère. Le Dictionnaire politique d'Internet et du numérique [2] publié en ligne sous le Privilège de Mme Pellerin, alors Ministre déléguée chargée des Petites et Moyennes Entreprises, de l'Innovation et de l'Economie numérique — assorti pour bien faire d'un avant-propos de Mme Kroes, alors vice-Présidente de la Commission européene — n'offre par exemple qu'à peine 95 buzzwords. S'y côtoient des entrées comme adolescent, femme (mais pas homme), amour et art, tous au même markup que les néologismes aplaventristes de l'e-commerce, de la cybersécurité, des données massives, de l'egogratie et de l'Hadopi, démonstration, s'il en était besoin, que le domaine de la régulation déborde bien loin des zones pélagiques du Web, deux, point, zéro (Web : 0 ? le style télégraphique qu'affectionne l'innovlangue française mériterait bien une ponctuation plus raisonnée d'entités de caractère [3]).

La pauvreté du vocabulaire de l'innovlangue se manifeste aussi avec éclat dans l'emprunt systématique à l'anglais. La paronomase maladive de l'administration appelle ainsi un chat un chat — une insulte à la logique doublée d'un défi au sens commun, sans même parler ici des lolcats — là où le clavardage québecois tente au moins la figure poétique. Il est vrai que les fonctionnaires philologues exciperaient, à cet endroit de leurs logs, du courriel ou bien du mél qui évitent à l'email son paronyme émaillé alors que le barbarisme d'un pluriel en emails rate tragiquement l'intéressante homonymie des émaux et des e-mots...

Mais Pace, depuis quelques années les noms de domaines ont embrassé les caractères accentués et les signes diacritiques auxquels les lexicologues archaïques sont attachés, faisant montre d'un bel élan de démocratie numérique. Comme l'avait jadis noté Klemperer [4] le maintien tyrannique de cette pauvreté lexicale n'est finalement qu'une manifestation du caractère inaltérable de la doctrine administrative confrontée à l'envahissement du numérique, innovateur et agent de transformation global, donc menace directe à l'autorité de l'Etat. Les Hautes autorités diverses et innombrables que l'Etat excrète dans cette inquiétante escalade verbale à l'autorité nous répètent encore que le choix des mots est aussi le choix des maux.

Que la terminologie punitive conduit inexorablement à la bien-pensance prescriptive

À une époque où les RFP et les concertations nationales sur le numérique tiennent lieu de justificatif cache-misère à l'absence de réflexion sur le monde qui vient, il importe que leur expression soit rendue absconse par le recours à une terminologie punitive pour le lecteur.

L'innovlangue prolifère depuis que les machines se sont mises à parler ; elle leur dérobe leur lexique sans vergogne. Pour citer l'illustration parfaite choisie par Semprun : « la formation d'un verbe à partir du terme anglo-américain bug, verbe utilisé sous la forme active, et non plus seulement au participe passé, pour dire d'un programme informatique qu'il est bugué. Un enfant qui apprend le piano et fait une fausse note dira ainsi très naturellement : "J'ai bugué." ». Nous faisons progressivement nôtre, sous influence, la terminologie même de cette mécanologie laïque et obligatoire.

Ainsi tiré à la régalade des référentiels de l'IANA :

« La terminologie qui suit a pour but d'éviter toute confusion :

L'étiquette-A est l'élément transmis par le protocole DNS et elle constitue la forme ACE compatible ASCII de la chaîne de caractères IDNA ; par exemple "xn—11b5bs1di".

L'étiquette U est l'élément que va visualiser l'utilisateur et elle constitue la représentation du nom de domaine internationalisé (IDN) en Unicode.

Enfin, l'étiquette LDH désigne uniquement une étiquette entièrement ASCII qui respecte les conventions de "nom de l'hôte" (LDH) et qui n'est pas un IDN ; par exemple "icann" est le nom de domaine d'" icann.org". »

Et encore s'agit-il ici d'un work-in-progress.

Comparaison n'est pas raison mais, affiché au portail de l'Economie et des finances, l'appel suivant :

« Une démarche innovante de démocratie contributive

Elle mobilisera l'ensemble des acteurs de la société civile, des pouvoirs publics et de l'économie dans une logique de communauté transparente et ouverte. La participation des pouvoirs publics et des décideurs politiques permettra d'assurer une interaction constructive : apports d'expertise, échanges d'information, intelligence collective.

Le fonctionnement de la concertation sera réactif. Par leurs contributions et leurs retours, les participants permettront d' améliorer constamment le dispositif.

Chaque contributeur s'engagera à respecter la charte de la concertation élaborée par le Conseil national du numérique. »

De pléonasme irritant, la démocratie numérique semble être transmutée en un algorithme pur dans ce extrait typique de l'hypertexte administratif. Insidieusement le prescriptif efface alors le descriptif étique auquel l'innovlangue avait déjà réduit l'expression des idées. Relisons et insérons les tags — pardon ! mots-dièses — de notre feuille de style en cascade pour déchiffrer le jargon numérique administratif :

« Une démarche innovante de démocratie contributive #crowdsourcing

Elle mobilisera #serious gaming l'ensemble des acteurs de la société civile #guest machine, des pouvoirs publics et de l'économie #VM dans une logique de communauté transparente et ouverte #Linux, #OpenSource. La participation des pouvoirs publics et des décideurs politiques permettra #hypervisor d'assurer une interaction constructive : apports d'expertise #API, échanges d'information, intelligence collective #collaborative tagging, #folksonomy, #crowdsourcing

Le fonctionnement de la concertation sera réactif #reactive programming, #NoSQL. Par leurs contributions et leurs retours, les participants permettront d' améliorer constamment #méthodes agiles le dispositif.

Chaque contributeur s'engagera à respecter la charte de la concertation #creative commons élaborée par le Conseil national du numérique #NSA. »

L'innovlangue recouvrira peu à peu l'ensemble des textes techniques et scientifiques, le langage médiatique dans sa quasi-totalité, les rapports d'experts et écrits divers émanant des institutions nationales comme plus généralement de toutes les équipes de gestionnaires, qu'elles soient gouvernementales ou non. Les mêmes traits sont chaque fois présents : pauvreté lexicale, syntaxe élémentaire, grande fréquence d'expressions toutes faites, termes abstraits n'appelant l'évocation d'aucun contexte précis ou au contraire étroitement déterminés, spécifiques et univoques. L'innovlangue est alors l'instrument prescriptif par excellence d'un mode d'existence technologique [5] qu'elle a vocation à administrer à tous afin de nous réduire et nous tenir aux rôles ancillaires de la gouvernance par la machine [6,7].

Que l'anantapodoton règne... vienne

Remaniée ou abandonnée en cours d'expression la phrase de l'innovlangue est l'anacoluthe au miroir des atermoiements d'une pensée administrative à la fois attirée par ce qui brille dans l'innovation technologique mais raidie dans le dogme de la planification centralisée.

La langue des pôles de compétitivité fournit ainsi tant de coquecigrues que leur énumération relève déjà du Big Data. « Un pôle de compétitivité a vocation à soutenir l'innovation. Les forces en présence au sein d'un pôle de compétitivité sont multiples. Toutes sont nécessaires à l'essor d'écosystèmes dynamiques et créateurs de richesse. Un pôle de compétitivité repose sur un ancrage territorial fort tout en s'appuyant sur les structures existantes (tissu industriel, campus, infrastructures collectives, etc.). » Dans ce savant amalgame métaphorique, les forces multiples, fortement ancrées dans le tissu industriel — sans craindre l'accroc ? — s'appuyant sur des structures pour soutenir l'écosystème, évoqueraient ici les variantes occultes de l'ésotérisme fleurant bon leur début de XXe siècle.

Et que dire des 34 plans pour la Nouvelle France industrielle, vade-mecum du philinnovlogue averti ? Au détour de l'un d'eux, on lit que : «  Le CGI est également sollicité pour appuyer les projets d'investissement, dans le cadre de l' Appel à manifestation d'intérêt "économie circulaire" ». Le CGI, doit-on le rappeler, est le Commissariat général à l'investissement, haute autorité parmi les Hautes Autorités, sorte de comité central dans le système des comités du Parti de l'innovation. Ses méthodes de travail sont irréprochables et visent à inspirer toutes les commissions :

Ayez les « chiffres » en tête. Cela signifie que nous devons prêter attention à l'aspect quantitatif d'une situation ou d'un problème et faire une analyse quantitative fondamentale. Toute qualité se manifeste par une quantité déterminée, et sans quantité il ne peut y avoir de qualité. Aujourd'hui encore, beaucoup de nos camarades ne savent pas qu'ils doivent prêter attention à l'aspect quantitatif des choses — aux statistiques fondamentales, aux principaux pourcentages et aux limites quantitatives qui déterminent les qualités des choses ; ils n'ont de « chiffres » en tête pour rien ; il en résulte qu'ils ne peuvent éviter de faire des erreurs.[8]

car c'est bien de cela qu'il s'agit, nourrir et autoalimenter la machine de chiffres pour que ne cesse la numérisation, qu'elle atteigne enfin à un règne autonome.

Cueillette bibliographiques

anacoluthe-bib
[1] J. Semprun. Défense et illustration de la novlangue française. Encyclopédie des nuisances, 2005. [ bib | http ]
[2] C. Stener. Dictionnaire politique de l'Internet et du numérique. en ligne, 2009. [ bib | .pdf ]
[3] J. Drillon. Traité de la ponctuation française. Number 177 in Tel. Gallimard, 1991. [ bib ]
[4] V. Klemperer. LTI, la langue du IIIe Reich. Albin Michel, 2003. [ bib ]
[5] Gilbert Simondon, John Hart (préfacier), and Yves Deforge auteur d'une postface. Du mode d'existence des objets techniques. L'Invention philosophique. Aubier, Paris, 1989. [ bib ]
[6] G. Anders. L'obsolescence de l'homme. 1956. [ bib ]
[7] E. Sadin. L'humanité augmentée. 2013. [ bib ]
[8] Mao Tsé-toung. Oeuvres choisies. Seuil, 1949. [ bib ]

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