Durant les deux dernières folles semaines aux Etats-Unis, les élites américaines désemparées se cherchaient désespérément de nouveaux super-héros.
Première étape à New York au coeur de la déflagration financière qui engloutit non seulement Wall Street mais le macrocosme politique américain. La conférence de Dow Jones sur le private equity s'ouvrait précisément le jour des brutales répliques des secousses récentes de la chute de Bear Stearns, Freddie Mac et Fannie Mae : en quelques heures disparaissait Lehman Brothers, icône New Yorkais de la banque privée s'il en est, puis Merrill Lynch, autre vénérable institution, achetée par la banque de détail (horresco referens) Bank of America, et, pour faire bonne mesure, l'Etat organisait précipitamment le sauvetage de l'assureur AIG pour 85 milliards de dollars !
À la conférence Dow Jones, la figure proposée du super-héros était celle de Steve Schwarzman de Blackstone, auteur, avec son associé Peter Peterson, en 2007 du tour de force consistant à introduire en Bourse leur titanesque société de gestion de fonds privés d'investissement—une opération qui les rendit instantanément milliardaires. Interrogé par le gotha de la finance privée, qui écoutait avidement le prêche dans la grande salle de bal du Waldorf-Astoria, sur à qui allait maintenant la loyauté des gestionnaires compte-tenu de cette situation inédite où sont inextricablement liés les intérêts des dirigeants, des bailleurs privés du fonds d'investissement, et des actionnaires (publics) de la société de gestion, Steve Schwarzman fit une réponse irénique. Tous ces intérêts hétérogènes sont heureusement réconciliés à partir de l'instant où Blackstone poursuit une politique d'investissement assurant un fort ROI (Return On Investment, le retour sur investissement) à toutes les parties, ainsi profitablement unifiées dans le culte de la performance financière. Et d'ailleurs, précisait-il, c'est précisément pour s'en assurer que les clauses en petits caractères de l'IPO de Blackstone ne donnent aux actionnaires de la société cotée, simples passagers de troisième clase du TGV Blackstone, strictement aucun moyen de participer ou d'influencer les décisions d'investissement, province exclusive des dirigeants associés verrouillée par un régime juridique a hoc. L'impavide et souriant Schwarzman, Armani tiré à quatre épingles devant l'élite financière de New York, n'exprimait-il pas là, avec une naïveté désarmante, une des causes essentielles de l'ouragan financier qui n'allait guère tarder à s'abattre à nouveau sur Wall Street ? (Depuis son introduction en Bourse, Blackstone Group, NYSE:BX, a perdu la moitié de sa valeur.)
Alors les nouveaux super-héros ne seraient-ils pas plutôt Hank Paulson, le secrétaire au Trésor américain, et Ben Bernanke, le président de la Fed (la banque centrale américaine) ? Sur les photos envahissant les premières pages des quotidiens, Paulson affiche un air martial, mâchoire militairement crispée et doigt accusateur tendu, qui contraste singulièrement avec l'attitude effacée de la silhouette professorale de Bernanke. Dans la tragédie grecque, les dieux rendent fous ceux qu'ils veulent perdre. On reconnaîtra donc dans les palinodies de la négociation entre nos deux super-héros putatifs et le Congrès américain tous les éléments de la tragédie grecque classique : agôn, affrontement rhétorique entre super-Paulson-Bernanke et les sénateurs irrités, hésitants, et furieux ; la supplique—super-Paulson s'est agenouillé devant Nancy Pelosi, House Speaker, pour implorer l'autorisation immédiate d'allouer 700 milliards de dollars au renflouement du Titanic financier !— ; et l'indispensable récit du messager avec au choix George Bush, John McCain et Barack Obama intervenant en boucle devant les caméras pour raconter leurs versions de cette confrontation anthologique.
Décidément il est encore trop tôt pour décider d'honorer Hank et Ben des qualités du super-héros américain. Tournons nous alors vers l'élite technologique dans l'espoir d'y trouver remèdes et secours. Deux événements la rassemblait cette même quinzaine héllenistiquement tragique : la conférence-exposition Web2.0 d'O'Reilly Media et la conférence Emerging Technology '08 sur le campus du MIT à Cambridge, près de Boston.
La version Web2.0 du super-héros est sans nul doute Tim O'Reilly, généralement reconnu pour avoir inventé le terme. Le thème de son keynote dans un Javits Center plein développait une idée fascinante : la collision entre le World Wide Web et la réalité. Ce que Nova Spivack, dont nous aurons à reparler, appelle joliment le *Web Wide World*, le monde en Web grandeur. O'Reilly, pilier post-hippie de l'Esalen Institute dans les années 70 devenu éditeur technique à succès et gourou socio-technologique, expliquait qu'à l'avenir les applications « d'intelligence collective » du Web seraient alimentées par l'incroyable prolifération de capteurs variés que nous déployons autour de nous (de la webcam aux « objets intelligents » connectés par IP) et dont nos mobiles sont de plus en plus chargés. (Exemple tiré du monde industriel : la chaîne logistique intégrée et automatisée du constructeur Dell.) Son second argument, plus classique, illustrait le formidable outil social que représentent les technologies du Web2.0 et leur capacité, si employées avec discernement, à changer le monde. On songe à l'exemple récent de la campagne Web menée de main de maître par l'équipe de Barack Obama, animée par un des cofondateurs de Facebook, tant pour la promotion de son programme que pour la levée de fonds. On pense également au mouvement de foule spontané qui obtint, en Egypte, la libération d'un journaliste, fameux blogger, qui n'avait eu que le temps d'envoyer ce seul mot « Arrested » sur Twitter, répercuté et propagé dans tous les réseaux sociaux. Mais la fin de la présentation prenait un tour politique en devenant un appel à peine voilé à voter Obama—pas vraiment le neutralisme attendu du super-héros finalement...
La collision du Web et du monde était également évoquée dans le grand auditorium du Kresge sur le campus du MIT une semaine plus tard, mais sous un angle radicalement différent. Craig Mundie, CTO de Microsoft, monta sur scène accompagné d'un petit robot, d'origine certes sud-coréenne mais gavé de logiciels de capture et de reconnaissance d'images en temps réel issus des laboratoires de Microsoft Research—dont un nouvel établissement vient précisément de s'installer à Cambridge auprès du MIT. Après une forme, assez convaincante finalement, de dialogue Mundie-Machine, il présentait le credo de Microsoft, devenu aujourd'hui « Client plus Cloud » (qui sonne peut-être mieux que le précédent Software and Services qui jouait sur l'acronyme SaaS) en montrant une application mixant monde réel et monde virtuel du Web. À partir d'une photo, prise d'un téléphone portable, de la couverture d'un magazine, tout son contenu devenait consultable depuis un écran tactile en en approchant simplement le téléphone cellulaire ; les pages et les illustrations des articles du magazine étaient alors annotées, au fur et à mesure de leur consultation, des résultats de requêtes vers le moteur de recherche MSN et d'images et de vidéos de Microsoft Virtual Earth, dans lesquelles, ô subtilité finale, on pouvait cliquer pour « entrer » dans une visite virtuelle des monuments, boutiques ou bâtiments au rendu photographique. Bref, plus besoin de s'éloigner de son ordinateur pour voir le monde plus réel encore que dans la réalité ! Mais est-il bien sérieux pour un Mundie super-héros de proposer la fuite en avant dans un monde réel-virtuel à mi-chemin entre Philip K. Dick et Jean Baudrillard peuplé de robots coréens tournant sous Windows for Animats ?
Les inquiétantes connotations dickiennes étaient d'ailleurs assez explicites au panel suivant sur le logiciel prédictif, forme actuelle la plus aboutie du mythe du data mining. Eric Horwitz de Microsoft Research et Eric Bonabeau d'Icosystems proposaient simplement que l'ordinateur soit donc ce super-héros. Leur logiciels sont capables d'analyser les flux croissants de données collectés, volontairement ou involontairement, sur nos comportements quotidiens et, en les comparant à des modèles cognitifs de nos propres esprits, de prédire nos réactions et nos surprises à venir. L'application de Microsoft embarquée avec les GPS des véhicules des employés de Redmond les prévient à l'avance des bouchons et de l'état à venir de la circulation. Elle indique même « préparez vous à une surprise » lorsque cette prédiction est estimée très différente de votre anticipation habituelle ! (Reste à savoir ce qui constitue une surprise si tous les conducteurs sont prévenus simultanément d'une surprise immanente... Une question à discuter avec vos voisins lors de votre prochaine soirée au bar d'El Farol.) Inutile de dire quelles intéressantes applications imaginaient les quelques éminents représentants du Department of Defense présents dans l'audience...
Même relent dickien de Minority Report dans les tables rondes sur la Santé. Différentes initiatives de « dossier du patient » ont été lancées cette année par des géants de l'Internet comme Microsoft (Health Vault) et Google (Google Health). En dehors des nouveaux défis techniques que posent ces gigantesques bases de données, il a été immédiatement question des droits d'accès au dossier et de la protection des données et de la vie privées des utilisateurs. Inquiétudes aussi devant la floraison de startups dites de « génomique personnelle » dont 23andme, fondée par celle qui est devenue Mme Brin, reste l'exemple le plus connu. (Comme Navigenics ou deCode ; mais voir aussi l'intéressant SNPedia.) Dans les états de New York et de Californie, ces startups ont été visées par des poursuites juridiques pour pratique illégale de la médecine—ce dont évidemment elles se défendent énergiquement.
O'Reilly passait certes rapidement sur le fait que Facebook, Twitter, et autres MySpace sont bien près d'abrutir une génération entière ; la session sur les mashups et le Web 3.0 au MIT risquait une perspective contradictoire. Loin d'infantiliser des utilisateurs, réduits à twitter des inepties toutes les dix secondes devant leurs écrans de télévision HD (haut-débit et haute-définition), les réseaux sociaux leur permettent de s'approprier le Web par les mashups avec lesquelles ils butinent sur la Toile et mettent en scène leurs collections personnelles de flux d'information—texte, audio/podcast, image, 3D, vidéos etc. Illustrations : des sites comme FriendFeed, DreamFace Interactive, Ning, Drupal et quelques autres. Ce mouvement atteindrait aujourd'hui une maturité suffisante pour que Twine, le très secret moteur de recherche sémantique, de la non moins secrète startup de Nova Spivack, Radar Networks, envisage directement d'exploiter ce profiling collectif pour automatiser recherches et requêtes. Cette fois nous sommes dans le 1984 d'Orwell...
Cherchons vite ailleurs le super-héros salvateur. Il y avait bien sûr Vinod Khosla.
Vinod Khosla, entrepreneur et investisseur emblématique de la Silicon Valley (Sun Microsystems, Kleiner Perkins) expliquait comment son fonds, Khosla Ventures, avait constitué un portefeuille de startups attaquant les questions de production, de stockage et de distribution d'énergies propres. Sur le même thème, JB Straubel de Tesla Motors montrait le premier coupé sport entièrement électrique—et non pas des hybrides comme on les croise de plus en plus sur les highways américaines—avec des performances dignes du Mans. Le Tesla Roadster passe de 0 à 60mph (96,5 km/h) en 4 secondes et atteint 120mph (193 km/h) dans cette première version.
Dans le culte naissant des green techs même le Vélib parisien (cocorico ?!) était montré comme exemple à suivre pour un projet de petites voitures électriques (à faible rayon d'action) mises à la libre disposition du public qui devrait voir le jour à Boston l'année prochaine. (Il faut croire que l'attachement de l'américain moyen à sa voiture reste suffisamment fort pour qu'on les préfère, même électriques, à des bicyclettes comme dans nos villes européennes...) Il est vrai que, préoccupé par le théâtre tragique à Washington, nos amis américains n'ont pas connu la joie d'un Grenelle du Développement durable.
Plus que le zélateur du capitalisme vert, c'est peut-être un autre natif de l'Inde, Gururaj Deshpande qui méritera ce titre de super-héros. Cofondateur de Cascade Communications en 1990, acquise par Ascend en 1997 pour $3,7bn, entrepreneur multimillionnaire après l'IPO, au plus haut de la bulle, de la société d'optoélectronique qu'il avait ensuite fondée en 1998, Sycamore Networks, Deshpande a créé au MIT une fondation destinée à aider les entrepreneurs locaux en Inde. Ce super-héros serial entrepreneur confirmé rappelait que l'innovation technologique devait aider le plus grand nombre et ne pas se confiner à quelques centres universitaires de premier plan pour faire réellement une différence.
Mais le super-héros n'est-il finalement pas à trouver parmi ces TR 35, trente-cinq entrepreneurs et chercheurs de moins de 35 ans sélectionnées par l'organisation de la conférence pour leurs innovations, parfois révolutionnaires. Même si l'on connaît le tropisme américain de la foi presque inébranlable dans l'innovation technologique pour apporter des solutions aux problèmes socio-économiques, quelles que soient leurs ampleurs, la passion démontrée par chacun des ces jeunes scientifiques expliquant leurs travaux de recherche et leurs startups déclenchait un enthousiasme communicatif. Voilà qui contrastait merveilleusement avec la morosité des milieux financiers paralysés par les faillites en série des institutions bancaires ! Sans être complètement insensibles à la débâcle qui s'annonce, les startups technologiques ont ici de belles perspectives—rappelons que, pour la plupart, elles sont financées par des fondations, des mutuelles et des fonds d'origine privée qui sont plus disponibles (et plus importants) qu'en Europe pour les jeunes et très jeunes PME.
On le voit, du côté des jeunes technologues, on ne manque pas d'idées pour changer le monde et le climat reste à l'optimisme et à la sérénité au milieu de la tempête. Les attributs du super-héros ?