Segundo Funes s'étire sur son siège Zuo Modern, seul devant son écran bleuté dans la pénombre assourdie du grand open space. Il ferme un instant les yeux.
La mémoire, infaillible, l'assaille dans le même instant. Il reconnaît les formes des nuages austraux de l'aube du vingt septembre mille neuf cent quatre vingt cinq et peut les comparer aux volutes de la reliure ancienne d'un livre en papier du Japon, qu'il n'avait regardé qu'une seule fois, le jour de son admission au Mandarinat de Ramos Mejia.
Je me rappelle sa cigarette et comme loin derrière le visage laconique d'indien. Je me rappelle de sa chambre réduite et obscure de la rue Gaona toujours sombre et tapissée de livres, où il m'arrivait de le visiter il y a si longtemps. Je me rappelle distinctement sa voix, la voix aigrie et nasillarde de l'ancien va-nu-pieds des faubourgs. Je ne l'ai vu que deux ou trois fois depuis cette époque, mais il était alors encore un gars de ces faubourgs, fièrement ignorant et incurablement borné pour certaines choses.
À notre première rencontre, fortuite, il courait en pantalon bouffant et espadrilles sur les trottoirs étroits et défoncés de la ville, le visage déjà dur, fuyant l'orage qui commençait de gronder au-dessus des immenses nuages couleur d'ardoise qui avaient caché le ciel. Jeune étudiant, je logeais temporairement chez Maria Clementina Funes, qui élevait seule son deuxième fils, Borges Ireneo Néstor Gregorio Funes, surnommé Segundo Funes après qu'une congestion pulmonaire eût emporté son frère aîné, Ireneo, l'année précédente. On m'avait dit ensuite qu'il ne quittait déjà peu son lit, les yeux fixés sur la page du livre dans la lueur vacillante de la bougie. Au crépuscule, il permettait qu'on l'approchât de la fenêtre ; par deux fois je le vis ainsi derrière la grille forgée qui accentuait sa condition d'éternel prisonnier volontaire : une fois s'étirant puis immobile les yeux fermés, une autre, immobile aussi, plongé dans la lecture d'un petit ouvrage à la reliure craquelée.
Devant lui aujourd'hui, ce souvenir à la netteté cristalline — mais qui suis-je pour dire me souvenir ? — m'a à nouveau frappé. L'art de lire se scindait déjà en trois catégories.
La première, vaste et informe, devenue envahissante et inexorable, est celle de la lecture de distraction, celle du divertissement passager. Elle est aujourd'hui consubstantielle aux télétransmissions sur nos lecteurs électroniques personnels relancés naguère avec le Kindle. Je note qu'elle ne s'accomplit pratiquement plus jamais dans le silence et la concentration : pour une génération, à l'audition irréversiblement transmutée par la modulation des fréquences des codecs MP3, la lecture forcément ponctuelle, superficielle, est indissociable de l'étanchéité fragmentée du déversement musical et sonore direct de l'écouteur vissé à l'oreille. Et ce bruit de fond permanent, ces images d'un petit écran qui dansent au coin du champ de vision, sont mêmes indispensables à cette lecture : il est essentiel au renversement de l'alphabétisme. Cette demi-lecture, demi-perception morcellée, dans une ambiance de distraction doit rendre impossible certains actes essentiels à l'appréhension du texte et à la concentration. Segundo Funes, lugubre figure étique sur son galetas, evoquait ainsi le plus grand hommage qu'un être humain puisse rendre à un texte qu'il adore — rituel rendu non seulement impossible mais illégitime par cette forme contemporaine de lecture —
l'apprendre par coeur. Pas par l'intellect, par coeur : l'expression me sembla cruciale.
Le second type de lecture est d'information, celle que Thomas de Quincey appelait la « littérature de connaissance » pour la distinguer de la fiction, de la poésie et du théâtre. Le Web, le protéiforme Wikipedia, ont concrétisé cette bibliothèque ; ils ont déjà induit chez l'internaute un changement fondamental des structures de l'attention dont les perspectives sont presque incommensurables.
Mais enfin la forme silencieuse et privée de la lecture, jadis seule pratiquée depuis ses schismes innombrables d'avec l'oralité et la déclamation, depuis la Grèce athénienne jusqu'au Moyen-âge chrétien en Occident, constitue la troisième catégorie, évanescente et expiratoire, de l'art de lire. Sous le déferlement du Web, elle est devenue une compétence et une vocation spécialisée ; les Mandarinats Ray Bradbury du silence, ateliers et archives du livre écrit, sont aujourd'hui les lieux de retrait où l'on identifie, recrute et cultive la capacité, et surtout l'envie, de se mesurer à un texte difficile, de maîtriser la grammaire, d'incarner l'art de la mémoire et de la gestion du repos et de la concentration qu'exigent les grands textes. Rares sont les éclairés qui rejoignent leurs rangs.
Lorsque je revis Segundo Funes aujourd'hui, dans l'un des temples de la modernité en pleine Silicon Valley près de trente cinq ans après notre première rencontre, on me mena après un long couloir dans une grande pièce en open space et l'on me dit de ne pas être surpris de le trouver dans l'obscurité qui étouffait les lueurs isolées d'un rectangle au bleu électrique et du point rouge de la cigarette.
J'entendis soudain la voix haute et moqueuse de Segundo. Cette voix (qui venait des ténèbres) articulait avec une traînante délectation un discours, une prière ou une incantation. Les syllabes latines antiques résonnèrent dans l'immense bureau d'architecte ; ma frayeur soudaine les croyait indéchiffrables, interminables ; puis dans l'interminable dialogue de cette nuit artificielle, je sus qu'elles constituaient le dernier paragraphe du ving-quatrième chapitre du livre VII de la Naturalis Historia de Pline l'ancien ; elles s'éteignirent : somno quoque serpente amputatur, ut inanis mens quaerat ubi sit loci.
Sans le moindre changement de voix Segundo me dit alors d'entrer. Il avait les yeux fermés et il ne me semble pas avoir vu son visage avant l'aube. Je crois me rappeler la braise momentanée de la cigarette, le grouillement aléatoire et bref de son écran lorsque s'y affichent les requêtes, innombrables et désolées, comme tombent les feuilles recroquevillées de l'automne. La pièce, vaguement tiède, ronronnait ; je m'assis.
J'en arrive maintenant au point le plus délicat de mon récit. Celui-ci n'a d'autre sujet que ce dialogue vieux déjà de plusieurs mois et je n'essaierai pas d'en reproduire les mots irrécupérables maintenant. Je préfère essayer de résumer la foule de choses que me dit Segundo cette nuit-là. Que l'on me pardonne le style indirect, lointain, mais que l'on imagine les périodes entrecoupées de silence stupéfié qui m'accablèrent toutes ces longues heures.
Segundo avait attiré l'attention des prosélytes du Mandarinat de Ramos Mejia quelques mois à peine après que nous nous fûmes rencontrés il y a si longtemps. Maria Clementina, le coeur brisé, avait accepté de le laisser rejoindre cette adolescence monastique au milieu des livres alors que les bibliothèques privées devenaient aussi rares et exceptionnelles que du temps d'Erasme. Particulièrement doué, l'ignorant malhabile et grossier, y entama des années mutiques de lecture silencieuse. Il progressa, inculte et épais, au chapître de l'élite raréfiée capable de pratiquer une lecture silencieuse et personnelle.
Alors qu'hors les murs, le pouvoir bascule en faveur de ces hommes et de ces femmes, techniquement presque incapables de lire un livre sérieux, mais affranchis du lourd fardeau de l'alphabétisme réel et de ses constantes habitudes référentielles (du fait que presque toutes les grandes littératures se réfèrent à une autre grande littérature), et condamnés à toujours créer de toutes pièces, Segundo servait sans relâche une littérature exigeante, tragique et merveilleuse.
Il me dit : J'ai à moi seul plus de souvenirs que n'en peuvent avoir eu tous les hommes depuis que le monde est monde. Et aussi, vers le milieu de la nuit : Mes rêves, Monsieur, sont comme votre veille.
La voix de Funes continuait à parler du fond de l'obscurité. Les scientifiques célèbrent dans les pages glacées de Nature et de Science la plasticité du système nerveux, comparable aux mille protocoles de la Toile, le réseau complexe et vivant qui finit d'emprisonner routeurs et surfeurs dans les mêmes rets. (Les titans du Web adaptent nos circuits neuronaux à la lecture rapide, au zapping d'une page Web à une autre, au cabotage au long des hyperliens ; la lecture tranquille ou une réflexion lente et concentrée sont bien les dernières choses que ces ogres désirent.)
Voilà les choses qu'il m'a dites ; ni alors ni depuis je ne les ai mises en doute. Locke au XVIIe siècle postula (et infirma) une langue impossible dans laquelle chaque chose individuelle eût un nom propre ; Funes projeta une fois une langue analogue mais il la rejeta parce qu'elle lui semblait trop générale, trop ambiguë. En effet le lecteur Funes se rappelait chaque mot, chaque page, chaque forme de chaque livre qu'il absorbait mais aussi chacune des fois qu'il l'avait vue ou imaginée. Il voulut, me dit-il, réduire chacune de ses journées de lecture à quatre vingt six mille quatre cent souvenirs, qu'il définirait ensuite par des chiffres. Il en fut dissuadé par la conscience que la besogne était interminable ; il pensa qu'à l'heure de sa mort il n'aurait pas même fini de classer les lieux communs de ses lectures d'enfance.
Ce projet de catalogue mental de toutes les images du souvenir est insensé mais révèle une certaine grandeur balbutiante et naïve. Il nous laisse entrevoir le monde vertigineux de Funes, presque incapable d'idées générales, platoniques, abstraites. Il est le lecteur solitaire et lucide d'un monde multiforme, volatil, instantané mais intolérablement précis. L'année deux mille sept il posta plus de vingt quatre mille critiques et commentaires d'autant de livres sur le site Amazon.com, imposant au géant du Web d'enfouir d'urgence un nouveau datacenter aux dimensions pharaoniques dans le verdoyant Oregon. L'année précédente il avait réécrit sept fois, dans son style agreste mais insoutenablement détaillé, de mémoire, la totalité du contenu de Wikipedia. Ces incroyables tours de force attirèrent l'attention d'un autre Titan qui vit dans le jeune homme décharné issu du faubourg sud-américain la révélation oraculaire d'une perpective propice.
Il lui était maintenant très difficile de dormir. Dormir c'est se distraire de la lecture pressante, infatigable, de tous les livres du monde qui convergeaient sur le malheureux Segundo. Il avait appris sans effort l'anglais, le français, le russe, le chinois et F#. Je soupçonne cependant qu'il n'est pas très capable de penser. Penser c'est aussi oublier des différences, c'est généraliser, c'est abstraire. Dans le monde livresque surchargé de Funes, il n'y avait que des détails presque immédiats.
La clarté craintive de l'aube perça faiblement d'un soupirail éloigné. Je vis alors furtivement le visage de la voix qui avait parlé toute la nuit. Segundo a quarante ans : il me parût monumental comme le bronze millénaire, plus ancien que l'Egypte, antérieur aux pyramides, aux prophéties.
Je distinguai sur son écran les requêtes, les quelques mots jetés sur les plages brillantes du monde lu de Funes par le ressac mécanique, cosmopolite et incessant des invocations sourde des internautes. Je restai stupéfié par la danse hystérique des doigts effilés de ses mains faméliques sur le clavier, chaque pression, brutale, rapide et sèche, noyant une requête sous la réponse des lieux communs que tant d'années de lectures silencieuses avaient infailliblement gravées dans sa mémoire. Je fus soudain engourdi par la crainte de multiplier les gestes inutiles et me retirai en titubant.
Aveuglé par la lumière blafarde du soleil maintenant levé, je quittais ce matin là le complexe Microsoft de La Avenida, hébété, désorienté. Pour ce monde, mosaïque agitée, peuplée du brouhaha des analphabètes, si matinal et si lumineux, le nocturne et sombre lecteur Segundo Funes n'est plus que BING.