Il arrive que la Californie universitaire, couronnée des lauriers antérieurs qui ont fait de cette région du monde le coeur battant de l'évolution des technologies de l'information, promulgue une foi inébranlable dans le succès de l'application de ces mêmes technologies et des méthodes scientifiques qui leur sont associées à des problèmes d'une ampleur singulièrement plus élevée : sciences de la vie, santé, maîtrise de l'énergie, développement durable, etc. Ainsi, les progrès indiscutables dans l'analyse « technologique » du vivant permis par l'amélioration continue des puissances de calcul et de stockage, logiciel et matériel, ont propulsé, cette dernière décennie, la génomique « moderne » au centre des considérations scientifiques, mais également méthodologiques, de l'intelligentsia académique.
Dernière illustration de l'influence grandissante de la métaphore « biotechnologique » dans la réflexion méthodologique dans les cercles extérieurs aux sciences de la vie, le projet Startup Genome mené par les universités de Berkeley et de Stanford, alliées à l'incubateur Blackbox. Comme le pose le préambule du premier rapport d'étape du projet, publié le 28 mai dernier, il s'agit « d'un premier pas dans la recherche du code génétique de l'innovation des jeunes pousses de la Silicon Valley et de sa dissémination au reste du monde ».
On connaissait déjà le courant de pensée envahissant qui drape la « jeune pousse » de toutes les vertus économiques et sociales, voire morales. Il est aisément déchiffrable dans la formalisation progressive du rôle du « business angel », dans les développements récents de l'initiative étatique orientant l'épargne publique vers ces modèles d'entreprises et, bien sûr, dans la multiplication des systèmes d'incubation — encore la métaphore biologique ! — pour un jardinage normalisé de cette variété nouvelle. Il peut aussi tourner au véritable fétichisme comme dans ces concours de startups, version numérique des foires aux bestiaux de nos marchés ruraux, parfois montés de toutes pièces pour l'occasion : une des attractions majeures de la dernière conférence SXSW à Austin au Texas, fut une compétition de projets d'entreprise qui avaient été improvisés entre fondateurs qui ne se connaissaient pas avant de monter dans un bus reliant des grandes villes des USA (Chicago, New York, San Francisco) au lieu de la conférence et d'y mettre au point un business plan, durant les longues heures du trajet, pour la présentation sur place des six minutes de l'elevator pitch de rigueur dans la mise en scène maintenant conventionnelle !
Dans le projet Startup Genome, la métaphore devient littérale : la jeune pousse et, plus particulièrement, la startup Web, est une espèce naturelle à part dont il convient de décrypter le génome, comme le firent des prédécesseurs glorieux, de James Watson et Francis Crick à Craig Venter et Daniel Cohen, en passant par André Lwoff, François Jacob et Jacques Monod. Le prosélytisme est explicite : « l'objectif du projet Startup Genome est d'augmenter le taux de succès des jeunes pousses et d'accélérer le rythme de l'innovation dans le monde en transformant l'entrepreneuriat en véritable science ».
La première question qui vient évidemment à l'esprit — une question prioritaire de constitutionnalité pourrait-on ironiser à bon compte — est celle de la validité de cette approche qualifiée de scientifique pour un problème jusqu'à maintenant considéré comme relevant plutôt de sciences économiques. La théorie de la firme, en particulier, conduite par des Nobel comme Ronald Coase, Herbert Simon, Gérard Debreu et son maître Maurice Allais — disparu l'an dernier et dont on honorait le 31 mai dernier la mémoire par un colloque passionnant à l'École des Mines de Paris célébrant ce savant méconnu — ne constitue-t-elle pas, en effet, un cadre méthodologique plus adapté à l'objectif affiché ? Mais le présupposé du Startup Genome est radical sur ce plan. La jeune pousse technologique serait, par hypothèse, une firme de nature différente, unique à la Silicon Valley et la réduction massive des coûts de démarrage sur le Web déclencherait son imitation — souvent volontariste ou concupiscente — dans d'autres régions du monde.
Ce principe une fois posé, la question est donc simplement évacuée, et le rapport met en avant la méthode de travail originale suivie. Le projet s'est dans un premier temps rapproché de Steve Blank, observateur et blogueur de l'écosystème des entrepreneurs Web, inventeur du mouvement « Customer Development and Startup Science » (développement de la clientèle et la science des jeunes pousses). Antithétique aux idées de Guy Kawasaki, ex « évangéliste » de l'équipe originale du Macintosh chez Apple, devenu accompagnateur charismatique des entrepreneurs via un fonds d'amorçage (Garage Technology Ventures) et de nombreux ouvrages, comme The Art of Start qui présente la démarche entrepreneuriale comme une forme d'art et d'artisanat, Blank soutient que le processus peut, et doit, être industrialisé. (Il partage en cela les idées de Paul Graham, fondateur de l'incubateur Y-Combinator.) Sur la base du volontariat, le projet a ensuite collationné les résultats de 650 questionnaires adressés aux jeunes pousses de la Silicon Valley, dans le but de tester les caractéristiques structurantes de ce processus :
- les jeunes pousses parcourent une série d'étapes de développement, clairement identifiables et quantifiables par des indicateurs chiffrés ;
- il existe une classification des jeunes pousses, chaque type évoluant différemment d'une de ces étapes à la suivante ;
- apprendre est l'unité fondamentale de progrès des jeunes pousses, apprendre plus et mieux améliore les chances de succès.
Le rapport du 28 mai dernier confirme, après analyse du sondage réalisé auprès de la crème des startups du Web américaines, chacun de ces principes déclarés fondateurs de la nouvelle « science des startups ».
Le projet Startup Genome identifie six étapes successives dans le cycle de vie des jeunes pousses pour ensuite s'intéresser plus précisément aux quatre premiers :
- Découverte. D'une durée de 7 mois en moyenne, pour un montant levé de $227 000, il concerne un employé confronté au défi du recrutement de ses premiers clients de référence qui l'aident à établir les besoins effectifs du marché et l'avantage compétitif de sa propriété intellectuelle.
- Validation. Sur une durée plus longue, 11 mois et une moyenne de 4 employés pour un montant levé d'environ $800 000, elle permet de valider l'adéquation produit/marché et solution/problème en accélérant l'acquisition de nouveaux clients (21 % de croissance de la base installée dans le dernier mois de cette étape). L'avantage concurrentiel est alors le réseau de partenariats et l'information obtenue sur les besoins effectifs.
- Efficacité. C'est dans cette période d'une durée de 17 mois, pour des montants moyens levés de $900 000, que ces 4 employés commencent à recruter leur équipe pour faire face à une clientèle croissante attirée autant par la propriété intellectuelle des produits et solutions de la jeune pousse que par les références déjà clientes de la société (29 % de croissance de la base installée dans le dernier mois de cette étape en moyenne). C'est l'étape de la première levée de fonds.
- Rendements d'échelle. Durant les 25 mois suivants, avec une équipe de 17 personnes en moyenne et $3 000 000 de financement levés en moyenne, la société décolle, bénéficiant de l'efficacité de son processus de commercialisation et de développement fruits des étapes antérieures. L'étape se caractérise par une explosion de la croissance de la base installée et des revenus, pour des coûts maîtrisés (46 % de croissance de la base installée dans le dernier mois de cette étape).
- Maximisation des profits et Renouvellement de l'offre sont les deux étapes ultérieures de la croissance, non couvertes dans ce premier rapport du Startup Genome.
Les analystes notent également que le nombre de réorientations radicales du business plan dans ce cycle de développement est également un indicateur caractéristique du succès à long terme de la jeune pousse. Ils concluent, en particulier, que les sociétés qui sont amenées « tout changer » une à deux fois, pendant le parcours de ces quatre étapes, présentent une croissance de la clientèle 3,6 fois plus élevée et sont moitié moins à grossir trop vite que celles qui altèrent leur course plus de deux fois ou bien pas du tout. Une première indication que les jeunes pousses talentueuses apprennent en temps réel de la confrontation de leur idées au marché et aux premiers clients de référence.
Avec la précision de l'entomologiste, le Startup Genome propose un cladogramme, grossier de l'aveu même de ses concepteurs mais incitatif à creuser plus avant les filons des données, des jeunes pousses en quatre grandes branches typologiques :
- Type 1 : L'Automatiseur. Caractérisé par son focus sur le client, sur la base d'un produit qu'il met en oeuvre de manière autonome (self-service customer acquisition), sur une exécution rapide il est souvent un service automatisant un traitement auparavant manuel. (Exemples, non limitatifs : Google, Dropbox, Eventbrite, Slideshare, Mint, Pandora, Kickstarter, Hunch, Zynga, Playdom, Modcloth, Box.net, Basecamp, Hipmunk...)
- Type 1N : L'Aggrégateur social. Cette variété rajoute à la précédente des caractéristiques de croissance explosive du nombre de clients, dans des marchés où il n'y a pas de seconde place, jouant à plein de l'effet réseau. (Exemples : Ebay, OkCupid, Skype, Airbnb, Craiglist, Etsy, IMVU, Flickr, LinkedIn, Yelp, Aardvark, Facebook, Twitter, Foursquare, YouTube, Dailybooth, Mechanical Turk, Paypal, MyYearbook, Prosper, Quora...)
- Type 2 : L'Intégrateur. Appuyé sur une force commerciale interne classique, opérant dans des marchés moins incertains, au discours articulé autour de ses produits pour rechercher rapidement des revenus substantiels, souvent tourné vers les PME, l'intégrateur prend souvent comme point de départ une innovation de l'Internet grand public pour la reconstruire pour l'entreprise. (Exemples : PBWorks, Uservoice, Kissmetrics, Mixpanel, Dimdim, HubSpot, Marketo, XIgnite, Zendesk, GetSatisfaction, Flowtown...)
- Type 3 : Le Challenger. Plus proche du modèle connu de l'éditeur de progiciels d'entreprise, le challenger est tout entier centré sur les ventes en entreprises, aux grands comptes, dans des marchés complexes et peu volatils, dans un processus de vente éminemment répétable et mesurable. (Exemples : Salesforce, MySQL, Redhat, Jive, Ariba, Rapleaf, Involver, BazaarVoice, Atlassian, BuddyMedia, Palantir, Netsuite, Passkey, WorkDay, Apptio, Zuora, Cloudera, Splunk, SuccessFactor, Yammer, Postini...)
Notons que cette dernière variété se rattache à des modèles plus traditionnels et, en conséquence, rassemble un fourre-tout de sociétés établies de longue date et de véritables jeunes pousses en croissance ; cela justifierait probablement d'un traitement plus affiné pour y distinguer peut-être différentes sous-variétés. De même, on remarque que le modèle Open Source, dans ses différentes déclinaisons, ne figure pas, à ce stade de l'étude, parmi les différenciateurs retenus dans cette classification. (Alors qu'il a été par ailleurs l'objet de quelques études d'inspiration micro-économiques de référence, cf. Josh Lerner et Jean Tirole, ou Yochai Benkler, par exemple, et d'études juridiques de ses modèles de gouvernance.)
Quels sont les enseignements spécifiques que les auteurs tirent de cette première étude à grande échelle ? En voici quelques conclusions particulières, parfois surprenantes :
- Les fondateurs qui se plient à un apprentissage constant ont plus de succès ; les jeunes poussent suivies activement par des mentors et des entrepreneurs chevronnés lèvent en moyenne sept fois plus d'argent et connaissent une croissance de leur base installée 3,5 fois plus rapide que les autres.
- Beaucoup d'investisseurs mettent deux à trois fois plus de fonds que nécessaire au capital des jeunes pousses avant l'atteinte de la troisième étape du cycle de vie précédemment décrit.
- Les entreprises créées par un fondateur unique mettent 3,6 fois plus longtemps à atteindre la quatrième étape de leur développement, comparées à celles lancées par un binôme de fondateurs. Elles sont également deux fois moins prête ou capable de changer radicalement de business plan face aux informations de marché.
- Sans surprise les équipes de management avec une forte expérience business rencontrent plus de succès (6,2x) dans l'étape 4 des jeunes pousses de type 3 et 4 que les autres ; réciproquement, les équipes de management à forte expérience technique réussissent mieux (3,3x) dans les jeunes pousses de type 1 — mais pas nécessairement de type 1N, avec effet de réseau. La meilleure combinaison reste celle d'une équipe fondatrice dans laquelle se répartissent expérience business et expertise technologique.
- Les fondateurs surestiment systématiquement la valeur de leur propriété intellectuelle avant la phase de validation (de 255 % !).
- Les jeunes poussent nécessitent deux à trois fois plus de temps pour valider leur marché et leur solution que les fondateurs s'imaginent au départ. Cette sous-estimation les pousse à franchir trop vite les étapes 2 et 3 dans leur développement.
- Les startups qui n'ont pas encore levé d'argent surestiment de cent fois la taille réelle de leur marché.
- La franchissement prématuré des étapes du cycle de vie constitue la cause principale de mauvaise performance des jeunes pousses.
- Enfin la distinction entre B2B et B2C n'est plus vraiment une segmentation aussi stricte des modèles de startups Internet. La classification en quatre grandes branches exposée ci-dessus illustre mieux, d'après ces auteurs, les différences de comportements et de réactions dans le développement interne et commercial des jeunes sociétés du Net.
Ces conclusions sont étayées sur une analyse de données rendue publique sur le site du projet et si certaines conclusions soulèvent au moins autant de questions qu'elles n'éclairent le phénomène Net startup aux États-Unis, l'étude a le mérite de poser quelques jalons quantitatifs sur une base assez large de sociétés représentatives d'un écosystème florissant.
Elle est tout à l'opposé de l'optique européenne et française qui vise à créer un tel écosystème au moyen d'une politique industrielle volontariste. L'Agenda numérique européen, intitulé « Une stratégie numérique pour l'Europe » et adopté le 31 mai dernier par l'Union Européenne dans le cadre de la stratégie Europe 2020, ou encore le volet Société et Économie numérique des Investissements d'avenir, qui a vu, en France, l'inauguration du Fonds national pour la Société numérique (FSN) il y a une dizaine de jours, illustrent parfaitement la connotation plus interventionniste d'une volonté politique de diriger le développement, plutôt que la germination libérale, de l'écosystème des entreprises de l'économie numérique.
Matière a réflexion (à poursuivre !) sur les objectifs et les moyens à mettre en oeuvre...