C'est sous le patronage de la Ministre déléguée chargée des PME, de l'innovation et de l'Économie numérique, qu'un monumental pingouin se dressait au petit matin, fort incongru mais doublement de circonstance, dans le froid glacial qui pesait sur le mausolée mortifère à l'architecture stalinienne du Centre Pierre Mendès-France du ministère à Bercy. Il veillait sans doute sur les débats de ces premiers États généraux de l'Open Source convoqués presqu'en catimini par le Comité Open Source du Syntec Numérique, Michel Isnard et Alexandre Zapolsky en maîtres de cérémonie.
Au cours de cette journée enneigée, il fut beaucoup question — et peu, ou trop, répondu — de structuration de la filière Open Source en France. C'est à un Boltanski ou à un Debray qu'il faudrait demander de s'interroger sur cette originalité française de l'immixtion de l'État dans l'évolution d'un mouvement qui, précisément, fonde sa réflexion sur les libertés, l'ouverture et l'accès, tant de la multitude que de l'individu. D'ailleurs l'idée même de structuration d'une filière, au sens quasi-industriel, paraîtrait par exemple bien étrange aux États-Unis où les racines libertaires de l'Open Source (cf. The Cathedral and the Bazaar d'Eric Raymond) lui sont consubstantielles.
Pour l'illustration immédiate du cadre de pensée, la Ministre, arrivée en retard, débitait précipitamment son discours introductif sur un ton monocorde. Des éléments de langage, que l'on imagine soigneusement pesés, il ressort que l'Open Source appelle naturellement les notions de souveraineté et de sécurité des données, au plan économique. Quant aux aspects sociaux, voire sociétaux, son modèle dans l'imaginaire administratif actuel l'apparente au « bien commun » — les fameux commons chers à Larry Lessig, mais sans le creative — et conjure par conséquent la réglementation de l'État au titre de la doctrine de son rôle × providentiel ». Est-ce donc dans cette vision amèrement réductrice, sans oublier les félicitations auto-décernées à propos du projet cache-misère de Paris Capital Numérique, que s'incarneraient, à l'en croire, les champions nationaux de l'Économie numérique ? Quant à l'administration, c'est prosternée dans la stupeur et le tremblement protocolaires qu'il convient qu'elle reçoive la circulaire du Premier ministre datée du 19 septembre 2012. Ce réjouissant adynaton, qui fut systématiquement invoqué, les larmes aux yeux, comme parole d'évangile par tous ces prédicateurs — soudain Ayrault, notre Stallman hexagonal et en mieux coiffé ? —, il enjoint les « services » de s'inspirer du mouvement du Libre pour moderniser l'action publique. Il y a même une nouvelle structure, le Secrétariat général à la modernisation de l'action publique, énième maillon de la chaîne markovienne des agences administratives (ADI, LOLF, DGME, ADELE, ADAE...) ayant vocation à bureaucratiser jusqu'à suffocation le processus, qui est bien là pour le rappel à l'ordre. Étaient justement présents, arborant les mines approbatrices convenablement compassées, les directeurs fraîchement nommés des DIMAP, DISIC et autres Etalab, peut-être précurseurs des observatoires, des syndicats, des conseils nationaux — déjà installé de novo du vendredi précédent — puis insensiblement des directives, des décrets et des hautes autorités... Signalons que seul Jean-Baptiste Soufron, probablement encore tout à l'inconscience naïve, bien pardonnable, de sa récente nomination de juillet au CNNum, bredouillait, inaudible, quelques mots sur le suicide d'Aaron Swartz.
En fait il fallut attendre l'après-midi pour que tentent de percer des interprétations alternatives à ces visions, aux degrés variés de dirigisme, témoignées par leurs initiateurs en Angleterre (Open Standards Principles), en Italie (Ministero dello Sviluppo Economico), et en Chine — où le soutien de l'Open Source a été « pris en main » par le gouvernement populaire. On assista, avec délice, à une tentative de putsch de Jean-Paul Smets — qui n'en est pas à sa première — mettant littéralement sur les genoux de son voisin Patrick Starck la proposition universaliste SlapOS. (On se prend à imaginer le gros titre dans la blogosphère du free software : Smets Slap(O)s Starck!) Patrick Starck a, en effet, récemment pris les rênes rétives de Cloudwatt — un des (innombrables) clouds français souverains que le monde entier, sans nul doute, ne tardera à nous envier — alors que ce futur champion exemplaire de la souveraineté bleu-blanc-rouge va chercher à 10 000 kilomètres des technologies OpenStack ou SugarCRM dont on peut soupçonner qu'elles ne sont guère ancrées dans le territoire national ! Pas un mot, en revanche, sur cet autre cloud souverain, Mercaptan, qui diffusait inopinément depuis sa Normandie qui lui a donné le jour !
Plus tard encore, on vit sourdre quelques querelles de préséance et d'antériorité entre les (innombrables) présidents des associations nouant les fibres si ténues du tissu de l'Open Source et du logiciel libre en France. Et c'est bien là, à la lumière de Clément Rosset, lorsque les masques menacèrent de tomber — menacèrent seulement, car, heureusement, l'image consensuelle et la courtoisie restaient primordiales dans les circonstances ici subventionnées par l'industrie et l'État — qu'apparaissaient le réel et son double de l'Open Source en France.
Les lecteurs de Lerner et Tirole et des travaux de la Toulouse School of Economics (ni too loose ni to lose en bon français, vous l'aurez rectifié de vous-même) n'eussent guère été surpris. La tentation de la mise au pas, par l'industrie « historique » jouant en défense ou par l'État exprimant, bien que singulièrement impécunieux, sa Wille zur Macht nietzschéenne, peut y puiser sa justification économique ou morale mais toujours intéressée. On ne pouvait mieux choisir le hashtag de la journée : #egos.