Assisterait-on, comme dans les pré-(pré-pré-pré...)campagnes présidentielles qui font rage ici et là, à un changement progressif de sujet dans le débat autour de l'Open Source ? Jusqu'à maintenant les thèmes des inlassables discussions entre partisans du camp de l'Open Source et ceux des éditeurs professionnels, à vocation commerciale entendue comme signifiant propriétaire, se réduisaient finalement à trois questions : la fiabilité, la sécurité et le fameux coût total de possession.
Les logiciels Open Source sont ils plus ou moins fiables, plus ou moins sûrs et plus ou moins chers que les progiciels propriétaires et systèmes d'exploitation (Microsoft Windows en tête) concurrents ? Ce débat est souvent considéré comme un préliminaire indispensable à l'introduction disciplinée du libre dans les systèmes d'information des entreprises. Ce qui n'empêche pas certains acteurs, comme les grandes administrations en Europe, par exemple, de s'être déjà déclarés franchement en faveur de l'une ou l'autre approche. En France, « la modernisation de l'Etat », Adèle (Administration électronique - tout un programme ! -) est l'un des cris de ralliement de nos gouvernements successifs. Adèle se caractérise par un recours affiché, et même militant, au logiciel libre. Économie de coûts à qualité égale et contournement de la difficulté que représente la gestion des licences propriétaires ont été, de l'aveu même des DSI au Ministère de l'économie, les facteurs décisifs. D'autres, moins revendicatifs, considèrent que le débat n'est pas clos et qu'aucun des arguments jusqu'ici avancés n'est réellement concluant. Les confrontation des coûts de possession, pour reprendre l'un des axes classiques de cette discussion, entre l'approche Open Source et l'approche propriétaire reste compliquée sous ses aspects simplistes souvent seuls à être mis en avant. La vraie mesure, économique donc, du retour sur investissement et du coût de possession met en jeu bien plus qu'un seul choix de système d'exploitation : il faut prendre en compte les couches logicielles système, les applications informatiques elles-mêmes et les coûts de service et de maintenance associés tout au long du cycle de vie. « Get The Facts » a beau clamer la campagne publicitaire comparative de Microsoft, c'est justement ces faits qui sont difficiles à produire ou à clairement délimiter.
Or une nouvelle dimension semble bien apparaître, qui renouvelle les termes du débat non tranché sur l'argumentation fiabilité-sécurité-coût : celle de l'interopérabilité. Ce déplacement de l'oeil de l'ouragan peut s'expliquer par un double constat. Premièrement, l'absence de clair vainqueur dans la bataille d'idées propriétaire contre libre, sur le champ jalonné par les thèmes classiques, se double dans la pratique par des résultats mitigés dans le processus d'adoption des logiciels libres. Ainsi s'il est incontestable que Linux s'est construit une solide part de marché dans les systèmes d'exploitation pour serveurs, il n'en reste pas moins que le nombre de livraison de Linux embarqué avec les nouveaux PC reste loin derrière celui de Windows. À l'inverse, Apache règne en maître loin devant IIS de Microsoft pour ce qui est des serveurs Web. Pour les applications, les constatations varient avec le secteur : SugarCRM, dans le domaine de la relation client, ne semble pas progresser à un rythme inquiétant les acteurs propriétaires en place ; par contre, Asterisk, dans le secteur des PCBX, a rapidement pris une place prépondérante. Certains éditeurs font don à la communauté Open Source de pans entiers de propriété intellectuelle dans le domaine du logiciel. À l'opposé, on voit des sociétés commerciales comme JBoss, racheté par Red Hat, lui-même un distributeur commercial triomphant sur les marchés financiers, se faire les championnes d'une forme contrôlée du logiciel libre différant du « purisme » parfois revendiqué par l'Open Source.
Deuxièmement, l'importance croissante de l'infrastructure Web dans l'urbanisation des systèmes d'information et dans la mutation de l'architecture informatique des entreprises, petites ou grandes est aujourd'hui partout visible. Que ce soit sous les vocables de SaaS (Software as a Service), de SOA (Services Oriented Architecture), de Services Web ou d'autres encore, ce mouvement prend acte d'une hétérogénéité inévitable de l'environnement dans lequel les applications d'entreprises doivent aujourd'hui être développées, déployées et maintenues. Les progiciels commercialisés sous forme d'abonnement à un service, plutôt que sous licence exploitée sur des serveurs internes à l'entreprise, sont de plus en plus souvent hébergés sous Linux dans les datacenters des grands opérateurs. (D'autant plus si le choix matériel est celui d'IBM, qui a très tôt développé une offre Linux de produits et services d'entreprise.)
L'interopérabilité devient alors le facteur clé à prendre en considération dans un univers Web décentralisé, que les évolutions techniques récentes (RSS, Ajax, etc.) ne font d'ailleurs que renforcer. La question réside moins dans un choix exclusif de l'une ou l'autre solution sur la base fiabilité-sécurité-coût, que sur le meilleur processus d'intégration des deux. Intégration et interopérabilité sont à entendre au sens large : y participent autant des critères techniques que des critères économiques et juridiques. Deux points pour illustrer l'élargissement de la question de l'interopérabilité : la multiplication des licences Open Source et l'arrivée imminente de la version 3 de la GPL originelle a sérieusement complexifié et renchéri la barrière juridique pour les entreprises ou administrations souhaitant recourir au logiciel libre. La startup SpikeSource, fondée entre autres par Kim Polese, figure mythique des débuts de Java en 1995-96, vient de lever un second tour de $24m (après $12m en Série A auprès de Kleiner Perkins en mai 2005). SpikeSource certifie des « stacks » Open Source compatibles entre eux en termes de licences, de numéros de versions, d'API etc. ; elle vend aussi des stacks « verticaux » prêt à l'emploi (CRM, CMS et Business Intelligence). SpikeSource et d'autres répondent d'avance au besoin de vérification et d'assurance d'interopérabilité des services et des composants logiciels. Si la startup le propose aujourd'hui pour les seuls logiciels Open Source, on imagine aisément la formidable amplification du problème que représentera à brève échéance la prise en compte des logiciels et progiciels propriétaires.
Après avoir montré leurs forces et faiblesses dans un débat aux termes classiques, les deux modèles, propriétaire et Open Source, voient maintenant venir le temps du travail sur les questions d'interopérabilité. Les premiers signes de cette « entente cordiale » peuvent être décelés : souci, qui devrait être prioritaire, de l'interopérabilité entre offres Open Source elles-mêmes, mouvements d'ouverture de Microsoft vers ODF (mesurés certes mais exprimés néanmoins), etc. Là encore, on n'a pas fini de prendre la mesure du Web, le grand égalisateur.