Le combat d'arrière-garde mené par SCO contre Novell sur la propriété des droits d'Unix et d'Unixware s'est arrêté net il y a une dizaine de jours sur la décision du juge de l'Utah (Memorandum of Decision and Order du 10 août dernier) chargé de l'épineux problème. Novell, conclut sans ambages la Cour, possède les droits d'Unix et d'Unixware. Cet arbitrage pèsera certainement dans les autres actions en justice lancées avec agressivité par SCO contre IBM, dans l'espoir de s'approprier une rente sur le développement explosif de l'usage de Linux. Après le changement brutal de direction à la tête de Novell en juin 2006, jugée responsable de la médiocrité des résultats financiers de l'époque, après l'accord médiatique signé avec Microsoft, pour près de 350m de dollars en novembre dernier, qui porte sur le développement de Suse-Linux (acquis par Novell début 2004), Novell marque incontestablement des points sur le marché général de Linux.
Il y a quelques jours, dans une déclaration conjointe SCO et Novell ont indiqué qu'après la décision de la Cour, il restait peu de substance à débattre au procès et, bien que leurs opinions diffèrent évidemment sur le contenu de ces derniers débats, aucune des deux parties n'imaginait prolonger maintenant la dispute au-delà de quelques semaines. Chez Novell on est prompt à se réjouir publiquement : la décision « historique » du juge Dale A. Kimball est dit-on à Provo, Utah - l'établissement historique de la firme - une bonne nouvelle pour la communauté Open Source.
Voire. Ces manifestations expansives sont excusables, qu'il faut attribuer, sans doute, aux effets euphorisants de la décision légale sur le département marketing et Communication de l'éditeur. Cette jurisprudence vient cependant renforcer la position commune de Novell et de Microsoft, définie à l'occasion de leur accord récent. Et cette position ne va pas sans poser elle-même quelques questions. On se rappelle que Novell s'était engagé à payer une forme de « royalty » à Microsoft sur la distribution de logiciels Open Source contenant du code qui tomberait sous la couverture de brevets de Microsoft. En échange Microsoft renonçait à poursuivre Novell et ses clients sur ce point. Du coup, les développeurs de logiciels libres, Open Suse en particulier, sont face au dilemme : contribuer (gratuitement) mais pour Novell seulement ou bien payer, comme Novell, la gabelle à Microsoft, s'ils veulent éviter un risque de poursuite judiciaire sur les brevets.
Un second effet, plus indirect, de cet accord serait également de temporiser les débats en cours sur l'interopérabilité par l'ouverture d'un nouveau volet complet de discussions sur la portée desdits brevets. Plus particulièrement visés : les formats des suites bureautiques (Open Office versus Office 2007) dont l'interopérabilité et l'éventuelle compatibilité font aujourd'hui (houleux) débat. À ce sujet, la Free Software Foundation Europe (FSFE) vient de publier ses objections officielles à la conduite, en Suisse, du vote du 2 août dernier sur l'admissibilité de MS-OOXML, le format XML de la suite bureautique du géant de Redmond, comme standard ISO. L'association SIUG (Swiss Internet User Group) a rejoint la FSFE dans la réclamation que soit invalidé ce compte-rendu préliminaire, menaçant une action en dol contre l'organisme de standardisation.
L'itinéraire choisi par Microsoft pour circonvenir les effets de la GPL (General Public License) de la Free Software Foundation repose donc, entre autres, sur la protection par les brevets. La livraison de produits logiciels comme des services, SaaS (pour Software as a Service), permise par le formidable développement du Web est une autre brèche dans le fonctionnement idéal de la distribution libre de logiciels. C'est une brèche que les concepteurs de la version 3 de la GPL, âprement débattue elle aussi depuis dix-huit mois, ont volontairement laissée ouverte. Le débat, dit du « SaaS loophole », tourne autour de la définition de la « distribution » du logiciel en ces temps de connexion permanente au Web. La version 2 de la GPL, évidemment conçue en ces temps immémoriaux précédant le Web, ne couvre pas la distribution de logiciel sous forme de service, i.e. l'usage hébergé d'applications tel qu'il se généralise sous nos yeux chez les éditeurs mais également chez les prestataires de services et opérateurs de réseaux de tout poil. Certains donc mettent en oeuvre des logiciels Open Source pour fournir un service au public, sans s'astreindre à contribuer, en retour, à la communauté. L'empêcher délibérément, comme il en fut un temps question dans les interventions de Richard Stallman et d'Eben Moglen, les animateurs de la refonte de la rédaction de la GPL, alors qu'entre-temps un écosystème Internet complet avait eu le temps de se mettre en place sur l'idée de SaaS, devenait finalement contradictoire avec l'objectif de populariser l'Open Source et de laisser au consommateur le libre choix.
Dans le même temps, Microsoft ouvrait un site d'hébergement de projets Open Source, Codeplex, cherchant à son tour à attirer les programmeurs du libre vers la palette de technologies et de langages de programmation, qui s'est notablement étendue depuis son lancement en mars 2006. Plus de 1600 projets y ont élu résidence, souvent autour de .NET - la technologie phare de l'éditeur - mais pas uniquement : instant de nostalgie pour mes premiers sujets d'intérêt technologiques de jadis, un projet de moteur d'intelligence artificielle pour la XBox (il serait temps !); plus curieux, en revanche, le « Vista Battery Saver » qui, d'après la description, économise 70% de vos batteries en désactivant toutes les « features » de Vista, sympas mais consommatrices ! Bref, on le comprend, le public actuel du site est encore éloigné de la population qui fréquente habituellement des sites comme sourceforge ou freshmeat. Mais comme MySpace, qu'on le veuille ou non, le site Codeplex reflète et définit d'une certaine façon les générations actuelles et à venir de développeurs de logiciels.
Que ce soit devant les tribunaux, dans l'affaire SCO-Novell récemment mais également dans les poursuites incessantes de la Commission européenne ou de certains états américains contre Microsoft, devant les organismes de standardisation, comme dans le cas de l'ISO et des formats bureautiques MS-OOXML, voire dans la communauté même des programmeurs et dans l'industrie informatique le software ne cesse pas un instant de poser de nouveaux problèmes et de nouveaux défis. Qu'est que le logiciel ? Qui sont les ayant-droit et les usufruitiers ? Questions incessamment reposées, dont l'impact aujourd'hui s'étend au-delà de leur industrie propre et touche l'économie entière.
Tim O'Reilly, que la polémique n'a jamais retenu, après avoir annoncé, peut-être prématurément, la fin de l'Open Source récidive ces derniers jours en fustigeant les tenants du logiciel libre pour s'être enfermés dans un débat sur le « logiciel » en oubliant le second terme : « libre ». Loin d'être une résurgence des temps hippie, que l'on célèbre aujourd'hui comme une commémoration historique, chez le conférencier qu'il était à l'époque à l'Institut Esalen, la remarque d'O'Reilly est tout à fait d'actualité.
Si, dit-il, le premier âge de l'industrie informatique était caractérisé par le verrouillage des utilisateurs par le matériel (e.g. IBM), le second l'est par le verrouillage par le logiciel propriétaire (e.g. Microsoft). Aujourd'hui, un troisième âge s'ouvrirait dans lequel le verrouillage repose sur le contrôle de bases de données centralisées croissant à la vitesse de l'effet réseau (e.g. Google).
(Attribué à Robert Metcalfe, l'effet réseau se manifeste lorsque la valeur d'un bien ou d'un service pour un utilisateur augmente avec le nombre des autres utilisateurs de ce bien ou service, une « externalité » au sens économique ; pour les plus endurcis d'entre nous, recommandons sur ce sujet Erdos et Renyi, On The Evolution Of Random Graphs, et les travaux dérivés dont Bollobas, Random Graphs, démontrant l'incroyable résultat de l'émergence systématique d'un composant géant complètement connecté dans la croissance de graphes aléatoires, comme celui des liens hypertexte sur le Web, par exemple.)
À l'aube de ce troisième âge il faudrait donc bien plus se préoccuper de « libérer » les données que le logiciel ou le matériel. En ce moment, aux Etats-Unis, un militant de cette nouvelle cause, un hybride de Robin des bois et de Richard M. Stallman, défraye la chronique amplifiée par le relais efficace d'observateurs comme O'Reilly et John Markoff du New York Times. Carl Malamud se lance, seul avec son site http://public.resource.org/, a l'attaque de la mainmise totale de deux entreprises privées sur toutes les annales des publications légales des cours d'état et fédérale aux Etats-Unis. Il a commencé à mettre en ligne, il y a quelques semaines, la jurisprudence fédérale - laborieusement numérisée à partir de microfiches - en flagrante confrontation avec le monopole de fait de Thomson West (Canada) et de LexisNexis, la filiale de l'anglo-néerlandais Reed-Elsevier.
M. Malamud est un dangereux récidiviste ! Il a déjà triomphé dans ce type de bras de fer contre des institutions prestigieuses comme le Smithsonian, la House of Representatives (l'Assemblée nationale) et la SEC (Securities and Exchange Commission, l'autorité des marchés américaine) les amenant à mettre en ligne, gratuitement, tous leurs enregistrements et documents publics. Filant une métaphore familière à nos oreilles, Carl Malamud a déclaré que les « cas et les codes légaux forment un véritable système d'exploitation de la nation » et qu'il n'était que temps que le Linux législatif voie le jour. Si nul n'est censé ignorer la loi, il faut bien y donner accès librement à tous…
Par le passé, cette idéologie poursuivie dans d'autres domaines comme celui de la musique en ligne a provoqué un tollé général et le décès de quelques sites très populaires et la prise d’un maquis semi-clandestin pour d’autres. Le contestataire de tous les monopoles « culturels » outre-Atlantique, Lawrence Lessig, est devenu en quelques années l'apôtre des contrepoids et des contre-mesures à la propriété intellectuelle et aux brevets et, comme Malamud, dénonce ces monopoles de fait. (Son blog et ses livres sont d'une lecture roborative, sans excès à craindre !)
Aujourd'hui, au pays même de « l'exception culturelle », les « lignes commencent à bouger » (pour reprendre une cuistrerie néologique très en vogue depuis mai dernier) : Neuf Cegetel et Universal Music annoncent conjointement une offre de chargement en ligne illimité; pris de vitesse, les autres opérateurs se précipitent pour annoncer incessamment la même chose à la fin de l'année. Le même Universal Music promet une expérimentation de téléchargement de musique sans DRM pendant 6 mois. Les idées font donc progressivement leur chemin dans les esprits.
À quand donc une Free Data Foundation sur le modèle de la Free Software Foundation ?