dimanche, août 12, 2007

Le système d'exploitation social(e) ?

Depuis la publication de son API (Application Programming Interface) et l'annonce de « Facebook Platform », la plate-forme Facebook, le site de réseau social voit une véritable explosion du nombre des applications mises en lignes par ses quelques 20 millions d'utilisateurs. 65 millions d'applications ont été ainsi créées et installées sur la plate-forme Facebook en un mois.
Ce succès phénoménal et le vocabulaire soigneusement choisi des communiqués de presse de Facebook annonçant la disponibilité puis les premiers résultats de la plate-forme ont vite donné à réfléchier aux observateurs. Facebook affiche l'ambition à peine voilée de fournir non pas une plate-forme de développement d'applications partagées via un réseau social, mais de développer une classe radicalement nouvelles de système d'exploitation à l'échelle du Web. Les analystes ont déjà trouvé le nom de cette nouvelle catégorie : « Social OS », le système d'exploitation social - à noter que l'ambiguïté des termes anglais réapparaît malicieusement en français si l'on écrit « sociale » plutôt que « social ».
C'est, d'une certaine manière, sur cet aspect que se focalise un courant grandissant de critiques des réseaux sociaux qui s’incarnent dans des sites Web aux visées commerciales. Un brûlot de Scott Gilbertson dans une récente édition en ligne de Wired interpelle fraîchement ces sites, de Facebook à MySpace et Bebo. Ce qui leur est reproché ? Leur côté fermé et propriétaire et leur incompatibilité entre eux, pourtant au coeur de leur « business model ». Ces sites Web sont devenus en bien peu de temps l'opium des masses internautiques parce qu'ils simplifient, parfois jusqu'à la trivialité, la gestion des données personnelles et la mise en relation de leurs membres. Mais avant d'en recevoir les bénéfices, il faut bien donner et nourrir ce réseau : photos, vidéos, contacts, agendas, listes diverses et variées, divagations personnelles sur un blog, etc. Résultat : l'effet réseau, vanté naguère par Bob Metcalfe et Kevin Kelly joue à plein. Pour que vos amis voient ces photos et ces vidéos ou partagent ce précieux agenda il leur faut inévitablement, eux aussi, devenir membre du même réseau social. C'est l'histoire récurrente à satiété du verrouillage des utilisateurs, bien connue depuis le rasoir et les lames, les téléphones mobiles et les opérateurs ou encore l'iPod et le service iTunes d'Apple Computer.
Quant au site Facebook, il ne lui reste qu’à vendre à des partenaires cet immense « espace annonceurs » que représentent les pages personnelles de ses millions de membres. Le dividende statistique de la volumétrie énorme de ces millions de micro-contributions personnelles cumulées est un nouvel El Dorado pour les annonceurs et les éditeurs de logiciels de tous ordres. Déjà Zoho, Pownce, Yahoo! Music Videos, iGoogle, eBay et bien d'autres y sont visibles sous la forme d'applications Facebook - développées aussi bien par des utilisateurs versés dans la technique que par les éditeurs eux-mêmes. Des programmeurs inconnus affluent quotidiennement pour y chercher gloire et reconnaissance instantanée - un phénomène que l'on peut déjà voir dans la musique en ligne (Arctic Monkeys) ou dans la vidéo avec YouTube.
En cela Facebook rattrape et dépasse par l'ambition affichée ses prédécesseurs LinkedIn, Orkut acquis par Google, et surtout MySpace et Bebo, qui avaient chacun défrayé la chronique en leur temps. Non que Facebok, d’ailleurs, en soit à son premier éclat dans la presse et dans la blogosphère. En 2006, Facebook aurait refusé deux offres successives de rachat par Viacom puis Yahoo! qui offraient pourtant respectivement $750m et 1 milliard de dollars ! L'arrogance du site devant des chiffres donnant le tournis avait provoqué de forts remous dans les blogs et articles des observateurs.
Fin juillet, Facebook donnait cependant à nouveau corps à ces intentions supposées d'établir un OS Social en rachetant la startup Parakey, créée par Joe Hewitt et Blake Ross qui furent instrumentaux dans le lancement du navigateur Firefox et de l'excellent debugger Javascript Firebug. Parakey, dont les activités restaient pour l'instant secrètes en « stealth mode » - suivant le cliché marketing de la jeune pousse « furtive » - visait, d'après leur page Web, à produire des « applications utiles mais sociales ». On jugera du sous-entendu de cette opposition inédite !
Facebook voudrait être aux applications grand public ce que Salesforce.com s'applique à devenir pour les applications d'entreprise. Salesforce.com, qui s'était à l'origine illustré par son modèle entièrement hébergé pour les applications de gestion de la relation client, fait étalage aujourd'hui, le succès venu, d'ambitions bien plus menaçantes pour les barons établis comme Oracle et SAP. La plate-forme AppExchange de Salesforce permet à tous non seulement de développer ses applications d'entreprise en ligne mais de les y publier et d'en faire commerce dans un véritable marché hébergé et organisé par Salesforce. Le catalogue des applications disponibles est impressionnant, éditeurs reconnus y voisinant avec des développeurs plus obscurs mais débordants de créativité. Pour participer, il faut inévitablement être membre de Salesforce.com.
Autres points de références dans des domaines différents du Web : Amazon qui héberge également des boutiques de ventes complètes de ses membres, dont certains en tirent leur principale source de revenus. Et bien sûr Google qui, au-delà de la régie publicitaire centralisée, offre également une palette d'applications de bureautique tournées vers le grand public et les pages personnelles iGoogle, engagé dans une confrontation frontale avec Microsoft et la déclinaison de ses services « Live ».
Face à ces critiques sur la « fermeture », de nouvelles initiatives voient le jour. Plaxo, par exemple, plus connu pour son site d'organisation de ses contacts et de son agenda, a lancé la semaine dernière sa plate-forme sociale, Pulse. Contraste complet avec Facebook : Pulse est ouvert.
Comme le fait remarquer Dare Obasanjo de Microsoft il existe peut-être plusieurs notions d'ouverture pour un réseau social. Il y a l'ouverture du contenu dont l'utilisateur nourrit le réseau au grand public en général : c'est la question de la protection des données privées et de leur exposition aux moteurs de recherche, par exemple. Pour les raisons, devenus maintenant routinières, de protection contre le spam, les commentaires non sollicités, voire les insultes ou les menaces, un utilisateur peut, par les temps qui courent, préférer poster ses documents sur un site filtrant l'accès à ses seuls membres.
Il y a, ajoute-t-il, l'impossibilité d'exporter ces données une fois publiées sur le site du réseau social. Ce n'est apparemment pas une forte demande : dans la classe d'âge (jeune) qui a d'abord été attirée par ces réseaux, le profil donné est considéré comme éphémère, fluctuant au gré des modes et donc comme ayant peu de valeur pour d'autres réseaux ou applications. Cette valorisation peut changer au fur et à mesure que ces réseaux réussissent à faire évoluer la démographie de leurs membres ; c'est bien, au contraire, le profil qui fait toute la valeur dans un réseau social comme LinkedIn.
Il y a l'idée d'offrir une API de développement d'applications - ont dit « widget » ou « gadget » dans le jargon 2.0 approprié - sur la base de ces données collectées volontairement par les utilisateurs. La question de l'ouverture portant alors sur la possibilité ou non de faire tourner ces applications basées sur des données d'un réseau social sur un autre, voire sur un autre site Web sans connotation sociale.
Il y a, enfin, le point de la compatibilité entre la large palette de sites de réseaux sociaux concourant aujourd'hui à accaparer l'attention des utilisateurs. Débat identique à celui, jadis, sur la compatibilité des messageries instantanées. Faut-il dès lors imaginer des sortes d'accord de « roaming » entre opérateurs de réseaux sociaux comme il en existe entre opérateurs de téléphonie mobile ?
Pour certains observateurs, l'ouverture des réseaux sociaux est inévitable, pour d'autres le modèle propriétaire reste le coeur de leur stratégie de développement. Les temps changent, mais finalement pas tant : dans la préhistoire d'Internet - que quelques néandertaliens comme moi se rappellent tout juste avoir vécu - tous donnaient AOL perdant, à cause de son modèle fermé - le proverbial « walled garden », le jardin enclos -, qui devait triompher au plus fort de la bulle pour n'en chuter que plus bas depuis et renoncer à ce qui avait fait son identité depuis sa création. Arx tarpeia Capitoli proxima.

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