dimanche, février 15, 2009

Qu'elle sera verte mon IT

Sans l'aimable autorisation de Marcel Aymé : d'après Marcel Aymé, La carte, in « Le Passe murailles », Editions Gallimard 1943 ; ainsi que sans celle de Claude A. chef de mission de haut niveau.

Décembre 2008 — Christine Lagarde, ministre de l’Économie, de l’industrie et de l’emploi et Luc Chatel, secrétaire d’État chargé de l’Industrie et de la consommation, porte-parole du gouvernement, ont confié à Michel Petit, président de la section scientifique et technique du Conseil général des technologies de l’information (CGTI) président du comité de l’environnement de l’Académie des sciences, la mission de constituer un groupe de réflexion « Green IT » visant à rendre les Technologies de l’information et de la communication (TIC) moins polluantes et à favoriser leur utilisation au service du développement éco-responsable des entreprises.

10 mai 2009 — Un bruit absurde court, relayé par certains blogs, à propos de nouvelles réglementations. Afin de parer à la disette de pétrole, de mieux lutter contre la dégradation du climat, et néanmoins d'assurer un meilleur rendement numérique de l'élément laborieux de la population, il serait procédé à une très sévère réduction des débits ADSL et 3G+, des possibilités d'utilisation et même d'alimentation des ordinateurs à la maison et en entreprise, et tout particulièrement de ceux des consommateurs improductifs : enfants, vieillards, retraités, rentiers, chômeurs, et autres gaspilleurs inutiles de MW informatiques. Pour ce faire, en remplacement de la taxe carbone à taux fixe universel de 57,87 Euro/tonne de CO2, il serait distribué des cartes de de « computation ». En payant son abonnement ADSL, sa VoIP, son téléchargement, son envoi et sa consultation d'email, sa navigation de page Web, sa macro Excel et sa sauvegarde sur disque dur ou DVD numérique, il faudrait, en plus du prix, acquitter le montant du contenu en computation de son achat.

Au fond, je trouve que cette mesure serait assez juste. Je suis de ceux qui ont milité pendant des années pour la lutte contre le gaspillage d'énergie. Il n'est que normal que nos concitoyens les plus actifs reçoivent l'allocation la plus large, et que par conséquent, les retraités, par exemple, renoncent à ce qui ne contribue pas à la richesse nationale.

Rencontré tout à l'heure, devant chez moi, mon voisin Tabarin, ce fougueux septuagénaire qui épousa, l'an dernier, une jeune femme de vingt-six ans. L'indignation l'étouffait : « qu'importe l'âge, s'écriait-il, puisque je fais le bonheur de ma jolie compagne en téléchargeant quotidiennement sur iTunes de quoi gaver ses huit iPods colorés et en transférant, à chaque départ en vacances, plusieurs dizaines d'heures de media numériques sur nos serveurs de Deauville, Saint-Moritz et Cannes ! ». En des termes élevés, je lui ai conseillé d'accepter avec une joie orgueilleuse le sacrifice de sa personne au bien de l'humanité.

12 mai — Il n'y a pas de fumée sans feu. Déjeuné aujourd'hui avec mon vieil ami Mouton-Duvernet, sous-directeur adjoint du cabinet du secrétaire d'état à l'Economie numérique. Je l'ai cuisiné adroitement, après lui avoir délié la langue avec une bouteille de Marcillac. Naturellement, il n'est pas question de brimer les inutiles, mais simplement de les aider à contribuer à l'effort national. Il paraît que, en attendant des cartes PCI-Express prêtes à enficher, les cartes à puce NKM (Nov'KoM) que l'on devra recharger chaque mois sont déjà en vente. J'ai trouvé cette idée aussi heureuse que poétique. Elle me rappelait les temps, finalement pas totalement malheureux, de la dernière guerre DRM du P2P, tels que ne les avaient conté mes collègues de bureau. Je crois me souvenir avoir dit là-dessus des choses vraiment charmantes. Mon ami me regardait avec de bons yeux, tout embués par l'amitié.

13 mai — C'est plus qu'une infamie ! Un déni de justice ! Presque un assassinat ! Le décret vient de paraître au Journal officiel. Voila-t-il pas que parmi « les consommateurs dont l'influence numérique néfaste sur le climat n'est compensée par aucune contrepartie réelle », figurent les wikipedistes et les bloggeurs ! A la rigueur, j'aurais compris que la mesure s'appliquât aux graphistes, aux hackers, aux compositeurs de MP3 et de sonneries MIDI. Mais aux bloggeurs ! Il y a là une aberration, une inconséquence, qui resteront la honte suprême de notre époque. Car, enfin, l'utilité des bloggeurs n'est plus à démontrer, surtout la mienne, je peux le dire en toute modestie. Or je n'aurai droit qu'à un débit spartiate, pas de posting sur les blogs, du moins si je veux pouvoir envoyer quelques emails à Mountain View deux ou trois fois par an. Je n'ai pas terminé mes calculs, mais je ne suis même pas certain de pouvoir me connecter convenablement, et je vais sûrement être obligé de vendre mon serveur Dell dans la Merdogne. De toutes façons, je ne pourrais bientôt plus l'alimenter, et je ne sais pas si mes e-tickets NKM ne permettraient même d'y ouvrir une connexion FTP et de « payer » le rapatriement de mes fichiers archivés.

16 mai — Le décret entrant en vigueur le 1er juin et les inscriptions devant être prises dès le 18, les gens voués par leur situation sociale à une existence monacale et à l'autisme numérique, et même les chômeurs, s'affairent à la recherche d'un e-emploi qui leur permettrait d'être classés dans la catégorie des cyber-vivants à part entière. Mais l'administration, avec une prévoyance diabolique, a interdit tout mouvement de personnel avant le 25 mai. L'idée m'est venue de téléphoner à mon ami Mouton-Duvernet pour qu'il m'obtienne un emploi de Webmaster dans les quarante-huit heures. J'arrive trop tard. Il vient d'accorder la dernière place d'administrateur système dont il disposait.


— Mais aussi, pourquoi diable avoir attendu jusqu'à aujourd'hui pour me demander une place ?


— Comment pouvais-je supposer que la mesure m'atteindrait ? Quand nous avons déjeuné ensemble, vous ne m'avez pas dit...


—Permettez. J'ai spécifié, on ne peut plus clairement, que la mesure concernait tous les inutiles.

17 mai — Sans doute mon fournisseur d'accès me considère-t-il déjà comme un demi vivant, un réprouvé, un être condamné à l'isolement, car ce matin, il a été négligé de déposer mon courrier électronique. En appelant le numéro 0815, je les ai secoués d’importance. « C'est, leur ai-je dit, au profit de paresseux de votre espèce qu'une élite fait le sacrifice de son art de vivre » et, au fond, c'est très vrai.

Plus j'y pense, plus ce décret me paraît injuste et inique. Rencontré tout à l'heure Tabarin et sa jeune femme. Le pauvre vieux m'a fait pitié. En tout et pour tout, il aura droit qu’à une allocation minime de NKM, mais le pis est que Madame Tabarin, en raison de son activité dans un site Web de mode, ait droit au triple. Avec cela, elle pourra envoyer et recevoir des emails, mais pour des raisons professionnelles seulement, alors qu'il sera reclus sur sa clé USB. Ce décalage jette le vieil époux dans une anxiété folle. La petite paraît accepter son sort avec plus de philosophie.

Au cours de ces journées, j'ai rencontré plusieurs personnes que le décret n'atteint pas, ou plutôt dont le décret ne changera en rien le mode de vie. Leur incompréhension et leur ingratitude à l'égard des sacrifiés me dégoûtent profondément. Non seulement, cette mesure inique leur paraît comme la chose la plus naturelle du monde, mais il semble bien que qu'ils s'en réjouissent. On ne flétrira jamais assez cruellement l'égoïsme des humains.

18 mai — Fait six heures de queue au commissariat du XVIIIe arrondissement pour retirer ma carte NKM. Nous étions là, distribués en une double file, environ deux milliers de malheureux dévoués à l'économie numérique des masses laborieuses. En effet, ceux de nos concitoyens qui bénéficiaient de cartes NKM sans réduction et sans restriction disposaient d'autres guichets, et ils étaient servis beaucoup plus vite que nous. Et ce n'était qu'une première fournée. La proportion des vieillards m'a paru être de la moitié. Les professionnelles des sites roses étaient nombreuses. Le décret les a durement touchées en supprimant les possibilités de publication et de broadcast de celles qui travaillent sur YouPorn ou Guppyx. Devant moi, l'une d'elle se plaignait d'être condamnée pour toujours au SMS surtaxé, alors que les places y sont déjà très chères.

Dans les files d'attente, j'ai reconnu, non sans émotion, et, je dois l'avouer, avec un secret contentement, des camarades, bloggeurs, podcasteurs ou pigistes : Loïc Le Douarn, Ouriel Aurayon et d'autres. François de Rochefort-Montagne était dans un jour sombre. Il disait que c'était encore une manoeuvre des communistes, qui voulaient en profiter pour faire régulariser les internautes immigrés clandestins. Mais je crois que sur ce point précis, sa mauvaise humeur l'égarait. En effet , aux termes du décret, il n'est alloué de carte NKM qu'à ceux qui peuvent prouver leur nationalité française, ou leur appartenance à un pays de la communauté, ou la détention d'un titre de séjour Besson-II valable.

Dans l'ensemble, la foule était irritée et houleuse. Les nombreux agents commis au service d'ordre nous traitaient avec beaucoup de mépris, nous considérant évidemment comme un rebut d'humanité. À plusieurs reprises, comme nous nous lassions de cette longue attente, ils ont apaisé notre impatience à coups de pied au derrière. J'ai dévoré l'humiliation avec une muette dignité, mais j'ai regardé fixement un brigadier de police en rugissant mentalement un cri de révolte. Maintenant, c'est nous qui sommes les damnés de la Toile.

J'ai pu enfin retirer ma carte NKM. Les e-tickets y sont cryptés, chacun vaut un méga ; la carte est d'un vert très tendre, couleur de printemps, et si doux que les larmes m'en sont venues aux yeux. Et pourtant, il faut sacrifier 6 e-tickets pour obtenir un mot-clé sur Google.

24 mai — Il y a une huitaine de jours, j'avais posté un courrier papier à l'administration compétente pour que mon cas personnel soit prit en considération. J'ai obtenu un supplément de cent mégas par mois. C'est toujours ça.

26 mai — Hier soir, à six heures, suis allé prendre un verre de sirop chez Mérantais, le président de l'association des sites d'e-commerce de France. Comme on le sait, l'administration, pour ne pas les mettre en contradiction avec leurs titres, accorde à ces fausses gloires, le privilège de figurer parmi les classes productives. Mérantais a été ignoble de suffisance, d'hypocrisie, et de méchanceté. Nous étions chez lui une quinzaine, tous des sacrifiés, qui vivions sur nos derniers e-tickets du mois. Mérantais était le seul que les restrictions de débit n'atteignait pas. Il nous traitait avec bonté, comme des êtres diminués, impuissants. Il nous plaignait avec une mauvaise flamme dans l'oeil, nous promettant de défendre nos intérêts en notre absence. Il jouissait d'être, sur un certain plan, quelque chose de plus que nous. Me suis retenu à quatre pour ne pas de traiter de vieux port série et de tabellion refroidi. Ah ! Si je n'avais pas l'espoir de lui succéder un jour !

1er juin — Ai passé une fin de mai épouvantable, me privant de tout. En recevant la facture de téléphone et d'Internet, je me suis vu réclamer des e-tickets dont je ne disposais plus, et on m'a coupé ma ligne. Je découvre chaque jour des fournisseurs qui prétendent que j'utilise leur contingent de débit, et qui me demandent les e-tickets correspondants. Il va falloir que je me livre à une comptabilité compliquée. J'ai néanmoins découvert que l'on pouvait stocker ses e-tickets sur un compte LiveBox épargne, de façon à en accumuler suffisamment pour une dépense exceptionnelle. Je ne sais pas encore sur quoi je vais pouvoir rogner, sur le nécessaire, pour pouvoir un jour m'offrir le superflu. Ma voisine m'a raconté qu'un homme, qu'elle n'a pas nommé, et qui lui fait, depuis plusieurs mois, une cour assidue, lui a envoyé des cartes NKM assemblées en bouquet, à la place des roses habituelles. Je trouve cela de très mauvais goût.

3 juin — Je ne décolère pas depuis ce matin. Mérantais a fixé au 28 juin l'inauguration du nouveau site Web d'agrégation des archives numériques du ministère. Le vieux fourbe n'ignore pas que je n'aurai pas les e-tickets me permettant de me connecter, alors que j'aurais dû podcaster un discours qui m'aurait ouvert les portes de sa succession...

12 juin — Reçu ce matin une visite bouleversante, celle d'un homme d'une quarantaine d'années, pauvre, timide, et en assez mauvaise condition physique. C'est un ouvrier malade, marié et père de trois enfants, qui voulait me vendre une partie de ses e-tickets a fin de pouvoir, au moins, recevoir convenablement la TNT pour sa famille : il est au chômage et son allocation lui permet juste d'entretenir les siens dans un état plus proche de la veille prolongée que de la vie. La proposition qu'il m'a faite de me vendre ses e-tickets m'a rempli de confusion. J'ai bafouillé une protestation et lui ait offert une certaine somme d'argent sans contrepartie. Conscient de la grandeur de son sacrifice, il en tirait à légitime orgueil et ne voulait rien accepter qu'il n'eut payé d'un ou plusieurs jours de connexion. N'ayant pas réussi à le convaincre, j'ai fini par lui prendre cent e-tickets que j'ai fourrés dans mon tiroir après son départ, bien décidé à ne pas les télétransférer. Ainsi prélevée sur la liberté d'un de mes semblables, cette liberté supplémentaire qui me serait octroyée me serait odieuse.

14 juin — Manifestement, je n'ai rien compris : mon ami Mérantais m'a expliqué qu'il existait un marché tout à fait officiel où l'on pouvait acheter ou vendre ses e-tickets NKM. Mais les micropaiements y sont exorbitants, et l'on s'aperçoit que la fraction aisée de la population peut continuer à vivre comme si de rien n'était, alors que les malheureux, après s'être privé du peu de superflu qu'ils avaient, en sont à rogner sur le nécessaire. On me dit d'ailleurs que le marché de la publicité en ligne est en train de s'effondrer, nombreux étant ceux qui sont contraints de renoncer à leur bandeaux, si économe en octets soient-ils : non seulement faut-il acquitter le coût en espace disque utilisé, mais également le coût en calcul de CPU en équivalents quadcore nécessaires à l'exécution des programmes !

22 juin — Il paraît que les restrictions sont bien moins sévères en Angleterre que chez nous : nos « amis cordiaux » ont fait valoir, auprès de la Commission de Bruxelles, leur situation particulière née de leur insularité, et du mauvais état de leur industrie, alors que le gouvernement français n'a pas été capable de faire valoir, a contrario l'intérêt de notre électricité nucléaire. On continue à voir d'énormes datacenters étrangers utiliser nos autoroutes de l'information à demi désertes, en ne respectant d'ailleurs pas les limitations de débit, abaissées il y a peu à 9600bps. On me dit également que des courtiers peu délicats profitent de la naïveté des braves gens pour leur vendre à prix d'or, quand ils peuvent se les offrir, des e-tickets achetés à bas prix sur le marché britannique. Que fait le gouvernement ?

28 juin — Le Président de la République vient enfin de se décider à faire une intervention Web radiotélévisée « détaxée numérique » pour permettre au plus grand nombre de la suivre. Il a expliqué que les menaces de dérèglement du climat étaient tellement graves qu'il fallait que l'Europe montre l'exemple au reste du monde, et la France au reste de l'Europe, et que nos restrictions étaient à l'image de l'universalité du génie français hérité du siècle des lumières. J'ai trouvé cette image du plus mauvais goût, alors que chacun d'entre nous fait la chasse aux derniers processeurs à basse consommation restés inutilement allumés.

14 juillet — Le défilé traditionnel a été supprimé, pour tout ce qui concernait les éléments télévisés et mis en ligne. Comme toujours, la gendarmerie a remporté un grand succès. Quelle Bastille faudra-t-il prendre pour qu'on nous rende notre Internet ?

17 septembre — Il paraît que les allocations de l'année prochaine seront réduites de 5 % par rapport à celles de cette année. Je n'arrive pas à imaginer comment il sera possible de vivre : comme le disait un économiste du début des années 50, un jour viendra où les dépenses de précaution ou de prévention de toutes sortes deviendront tellement importantes et gâcheront à ce point la vie que celle-ci ne vaudra plus la peine d'être vécue et que le suicide sera la seule issue raisonnable.

19 octobre — Mon ami Alain de Mazères vient de me proposer de tenir le blog technologique dans l'e-zine qu'il lance et qui sera consacré à l'art de vivre dans le nouveau contexte. Le titre de magazine, « Numériquement durable », me plaît et la tâche ne me déplaît pas. Et surtout, je vais à nouveau faire partie des cyber-actifs, et mes allocations vont être doublées. Je n'exclus d'ailleurs pas que certaines entreprises souhaitant être reconnues comme « Green-IT » ne m'encouragent à les recommander discrètement, moyennant honnête compensation. Je sens que je vais faire du BitTorrent.

vendredi, février 06, 2009

Les apprentis sorciers de la carte d'identité numérique

Les récents développements des projets pilotes de carte d'identité numérique inciteraient à la franche rigolade si leur aspect pathétique ne laissait néanmoins planer un arrière-goût rance de menace orwellienne.

En France la CNIL épingle la RATP à propos du « Passe Navigo » qui permet de suivre à l'insu du voyageur tous ses déplacements à la seconde près et de les corréler aux informations privées qui sont exigées pour la délivrance du passe. Achetez plutôt des tickets de métro pour cette drôle de croisière, me dirait le poinçonneur des lilas ! Mais précisément, c'est l'arbitrage entre confort d'utilisation et contrôle des données privées qui est en jeu avec, comme le souligne la CNIL, une information incomplète sur les enjeux réels de la divulgation de ces données privées. Par contre, aucun émoi de la Commission devant les passeports biométriques qui, après l'intermède des passeports électroniques, passablement intrusifs et déjà falsifiés par d'ingénieux hackers, témoignent d'une capitulation en rase campagne devant les exigences sécuritaires de nos amis américains. Heureusement, la RATP ébrouée par ce rappel à l'ordre s'empresse de signaler l'existence (cachée jusqu'alors) du Passe Navigo Découverte anonyme mais... payant. Ce qui inaugure un principe que l'on peut craindre de voir se généraliser : fournir des informations relatives à sa vie privée est gratuit et encouragé, le repentir lui, pour les effacer, est payant : une forme moderne de chantage. De toute manière ce n'est pas bien grave, on trouve déjà tout ça sur Facebook.

Mais en Angleterre on fait décidément mieux. On savait, depuis George Orwell et Robin Cook, nos voisins d'outre-Manche enclins à errer aux rives totalitaristes de la Nouvelle surveillance, mais le déploiement des premières cartes d'identité numériques tourne au plus britannique des nonsense ! Bien que les premières cartes aient déjà été livrées (et dûment payées par leurs détenteurs) depuis novembre dernier, aucun des commissariats ni aucun des postes de contrôle des douanes dans les ports et aéroports n'est aujourd'hui équipé de lecteurs ! Notons que le programme coûte quand même £4,7Mds au gouvernement britannique. De toute manière ce n'est pas bien grave, en février dernier le Home Office « égarait » un CD contenant les informations relatives à 25 millions de contribuables, retrouvé par hasard dans un laptop abandonné ; ces mêmes hackers feront simplement les recoupements nécessaires.

Enfin pour couronner le tout, l'European Network and Information Security Agency publie cette semaine un rapport édifiant sur le fiasco annoncé du déploiement des cartes d'identité numériques dans les différents pays européens. Comme s'en alarment ironiquement les observateurs, ce qui étonne le plus, c’est l’apparente absence de concertation ou de tentative d’unification des mesures à l’intérieur de l’Europe. Pas même le plus petit commun dénominateur, ni sur le plan technique — bien que quelques tendances normatives tentent de s’imposer —, ni non plus sur le contenu ! Le rapport évite soigneusement de porter un quelconque jugement sur les approches comparées des pays européens devant les écueils classiques du sujet : le degré d'atteinte à la vie privée de l'individu et les visées politiques et policières de certains de ces programmes. De toute manière ce n'est pas bien grave, notre Eric Besson, ex-secrétaire d'État pour l'économie numérique reconverti ministre de l'immigration, de l'intégration, de l'identité nationale et du développement solidaire est de facto le mieux à même d'arbitrer ce délicat équilibre, expert qu'il est incontestablement tant du numérique que de l'identité.

Alors que les étiquettes RFID, dont la prolifération menace aujourd'hui derrière les justifications lénifiantes des administrations et des entreprises, se révèlent tout aussi peu sécurisées que leurs cousines biométriques de nos futurs Ausweise, la Cour d'appel de Versailles livre peut-être une piste à suivre d'urgence. Ne pourrait-on pas invoquer le Principe de précaution pour se prémunir d'emblée des conséquences nécessairement ruineuses pour la santé du port dans la poche intérieure du veston — voire pire, dans celle du pantalon ou de la jupe ! — d'une identité numérique capable de rayonner à la moindre sollicitation d'un lecteur de cartes ? (Sauf pour le moment en Angleterre.) Voilà qui permettrait de prendre le temps de la réflexion pour imaginer ce que les sites d'e-commerce, le Web 2.0 et les moteurs de recherche pourraient réaliser à partir du croisement d'une identité numérique et des données qu'ils collectent déjà abondamment, parfois contre notre gré...

lundi, février 02, 2009

Zénon, Isabelle et un Coq dans un amphithéâtre

Alors que l'industrie informatique perdait 175.000 emplois en 2008, dont 5.000 annoncés chez Microsoft depuis le début de l'année, le Centre commun de recherche de Microsoft Research (MSR) et de l'Inria recevait, la semaine dernière, sur le campus de l'Ecole polytechnique, pour un bilan deux ans exactement après sa création.

Ce point d'étape tombe à pic, au moment où, malgré les rivalités électoralistes régionales entre M. Blanc et Mme Pécresse, un consensus sur l'aménagement du plateau de Saclay, au sud de Paris, en un grand centre de recherche et d'éducation scientifique se dégage finalement. En mai 2008, Nicolas Sarkozy n'avait-il pas déclaré vouloir « une véritable Silicon Valley sur le plateau de Saclay » ? Le clou était d'ailleurs enfoncé, s'il en était encore besoin, par Pierre Lasbordes, député de la 5e circonscription de l'Essonne, qui martelait, en conclusion de la journée, toutes les initiatives régionales issues de la volonté publique : L'Agence nationale de la recherche, les labels Carnot, le pôle de compétitivité — le plus important des « pôles à vocation mondiale », excusez l'emphase ! —, le Crédit impôt recherche, l'Association Bernard Gregory, etc. Avec tout ça, nous disait-il en substance, étonnez vous que le « privé soit en retard sur Lisbonne » ! (Ce qui, aimablement traduit du vernaculaire européano-commissionnaire par mon voisin, apparemment fonctionnaire de longue date au fait de l'onomastique bruxello-administrative, signifierait, sur une tonalité menaçante, que l'investissement en recherche du secteur privé fait pâle figure devant la manne somptuaire complaisamment déversée par la puissance publique, ce en contradiction flagrante des objectifs stratosphériques de la stratégie de Lisbonne adoptée, en grande pompe par l'Europe en 2000, dans l'œil du cyclone de la Bulle Internet — visées maintenant communément jugées au mieux délirantes par la grande majorité des observateurs.) À ce titre, concluait l'élu, le partenariat public-privé entre MSR et l'Inria était « exemplaire ».

C'était également l'avis de Michel Cosnard, président directeur général de l'Inria, et celui d'Eric Boustouller, président de Microsoft France venus témoigner de l'union des forces vives de recherche de l'excellence informatique française et de la bienveillance industrielle du géant de l'informatique. Ceci dit, il ne nous a pas été donné de savoir si ce partenariat, à l'origine d'une durée de trois ans et venant, par conséquent, à échéance à la fin de l'année serait effectivement renouvelé. Excellence de la recherche française, certes, mais sous observation de nos estimés collègues britanniques issus de l'Université de Cambridge au Royaume-Uni, où est installé l'un des cinq laboratoires de MSR dans le monde, et sous qui est formellement placée la responsabilité du Centre commun de recherche.

C'est aussi en pleine campagne KES que les chercheurs venaient présenter leurs travaux et leurs résultats dans l'amphi Pierre Faurre. (Et c'est heureux : la journée de carnaval décrétée par la promotion permettant aisément au novice de distinguer d'emblée les élèves, costumés et bariolés, des chercheurs, enfermés depuis deux ans avec leurs abstractions mathématico-informatiques dans la ferme du Moulon, exfiltrés en goguette pour quelques heures !) Deux grands axes de recherche ont été mis en place à la création du laboratoire :

· Spécification, programmation et preuves formelles ;

· e-Science

en fait, deux domaines qui recouvrent essentiellement les travaux des équipes de l'Inria qui rejoignirent le Joint Research Centre il y a deux ans.

En guise d'introduction, Georges Gonthier, rappelait qu'au coeur de ces recherches gisait une polémique ancienne sur le rôle de l'ordinateur en mathématiques.

Sur son propre sujet de recherche, la résolution du problème séculaire des quatre couleurs par Appel et Haken en 1976, à l'aide d'un calcul compliqué sur ordinateur, fût le début d'une polémique sur l'utilisation des ordinateurs en mathématiques : un tel calcul pouvait-il vraiment avoir valeur de preuve ? Trente ans plus tard, Georges Gonthier pouvait enfin répondre par l'affirmative : il est possible de construire effectivement une preuve complètement formelle du théorème des quatre couleurs.

Et donc l'ordinateur peut, en effet, jouer un rôle essentiel en mathématiques et dans l'avancement du progrès informatique : les programmes peuvent prouver les calculs (mathématiques), ils peuvent faciliter la relecture et la revue des études mathématiques — on pense ici aux nombreux rebondissements dans la vérification par la communauté des mathématiciens de la preuve du théorème de Fermat par Andrew Wiles entre 1993 et 1994 —, et enfin, les ordinateurs permettent d'explorer les structures mathématiques.

Ces rôles importants étaient tour à tour illustrés par le travail du Centre commun de recherche sur les « composants mathématiques » réutilisables dans les preuves formelles, une forme curieuse d'application des concepts de la programmation orientée-objet à l'élaboration de preuves mathématiques. Dans cet esprit, une preuve est analogue à un programme informatique et le système mis au point ici, la preuve est un « script » compilé en preuves Coq qui peuvent être vérifiées automatiquement. Georges Gonthier démontrait l'application de ses idées à l'imposant théorème de Feit-Thompson, mais des applications techniques plus pratiques étaient présentées par les orateurs suivants, en particulier à la certification des calculs parallèles et d'algorithmes cryptographiques. (Malheureusement bien plus des sujets d'actualité aujourd'hui que la classification des groupes finis pourrait-on déplorer.)

Microsoft envisage même — défense de ricaner — de certifier le code des fameux device drivers de Windows grâce à ces méthodes formelles. On leur souhaite beaucoup de courage !

Au passage on apprenait que le langage de programmation privilégié pour développer les applications pratiques des preuves formelles chez MSR est F# avec, en particulier : F7 pour la vérification des types, et Z3, un theorem prover, c'est-à-dire un automate de preuve formelle.

Autre front, autre progrès : les spécifications formelles. Depuis que Leslie Lamport avait rejoint MSR, on savait leurs laboratoires fervents prosélytes de TLA+. (Leslie Lamport est universellement connu — en informatique scientifique tout du moins — pour avoir développé LaTeX, sur la base du célèbrissime TeX de Donald Knuth.) Leslie Lamport a également mis au point Paxos, un algorithme de calcul distribué pour la tolérance de pannes. (Paxos est utilisé par Google pour son maintenant fameux Google File System, par exemple). Les travaux de son groupe, présentés à l'occasion de cette journée, visent à étendre TLA+ avec un système de preuve formelle automatisé. Réutilisant des travaux antérieurs de l'Institut français, ces extensions de la spécification aux preuves sont traduites en Isabelle qui certifie les preuves générées par Zenon, l'automate de preuve formelle de l'Inria.

Il est à noter que les chercheurs de MSR rattachés à ce premier axe de recherche informatique ont progressivement envahi toutes les conférences internationales techniques sur le sujet, en particulier la série annuelle des conférences Principles of Programming Languages, affectueusement nommées POPL par les familiers. Tous ces articles et papiers sont publiés et le code et les exemples utilisés sont en général libres d'accès, signe de la vivacité de la recherche à Microsoft et de son ouverture la plus large à la communauté de la recherche en informatique.

Le second axe de recherche du Centre commun de recherche MSR/Inria a trait à l'e-Science, c'est-à-dire dans la plus grande généralité aux usages de l'informatique pour assister les scientifiques dans leurs travaux de recherche. Réflexion spéculaire sur le travail et les pratiques des chercheurs, elle s'inspire des sciences cognitives, de l'esprit des encyclopédistes et de la modélisation des algorithmes.

Bruno Salvy, que nous avions déjà croisé à l'occasion de la visite extraordinaire de Donald Knuth à l'Ecole normale supérieure pour l'anniversaire de Philippe Flajolet, rendait à sa façon un hommage à deux héros de la protohistoire de l'informatique. Milton Abramowitz (1915-1958) and Irene Stegun (1919-) auteurs si méconnus d'une encyclopédie indispensable sont les discrets soutiers dont les efforts titanesques de recension et de compilation laborieusement égrenés au long des années, et que nul aède n'a encore chanté, ont permis l'élaboration de toutes les bibliothèques de calcul scientifique depuis les années soixante. Ce sont véritablement là les précurseurs de tous les programmeurs scientifiques des générations qui les ont suivis : telles celles des antiques computistes, qui supputaient les temps relatifs au calendrier ecclésiastique (cf. le dictionnaire de la langue française d'Emile Littré), les vies érémitiques d'Abramowitz et de Stegun furent, en leur temps, consacrées au comput des formules, expansions, intégrales, différentielles, rayons de convergences, approximations, tables et listes de toutes les fonctions essentielles de l'analyse mathématique.

Les travaux du Centre commun visent aujourd'hui à établir une version moderne de l'ancienne compilation, le Dictionnaire dynamique des fonctions mathématiques, qui serait automatiquement engendrée par programme et mise à la disposition de la communauté à des fins d'exploration de l'univers des équations algébriques et différentielles dans son ensemble.

Parmi les autres travaux présentés, ceux de Wendy Mackay autour d'un carnet de laboratoire interactif pour les travaux scientifiques, Reactivity — d'autant plus intéressant, qu'à quelque pas de là, la Bibliothèque de l'Ecole polytechnique exposait avec fierté certains de ses incunables, dont l'émouvant carnet de laboratoire de Henri Becquerel (1852-1908), Prix Nobel de physique en 1906. Mêlant remarquablement approche comportementale et visualisation de données (regardez ScatterDice et NodeTrix, par exemple), l'outil devient une mémoire interactive des notes et travaux de recherche du scientifique, ouverte directement sur le Web.

Les travaux de Marc Schoenauer, de l'équipe TAO de l'Inria, visent quant à eux à créer un « assistant de laboratoire » automatique : il s'agit d'utiliser des algorithmes de recherche combinatoire pour poser et résoudre des problèmes scientifiques. Enfin Jean Ponce, spécialiste de la vision artificielle, présentait d'impressionnant travaux liés à l'analyse d'images et de vidéos : reconnaissance au vol non seulement des formes, mais également des visages et des actions — fascinantes démonstrations sur des épisodes de la série Buffy contre les vampires ou des extrait du film Le Lauréat.

On le voit, au-delà de la satisfaction convenue sur l'excellent déroulement de la collaboration entre le géant de Redmond et l'échelon supérieur de la recherche française en informatique et en mathématiques, les résultats sont nombreux, ouvertement publiés et commentés par la communauté, rendus publics le plus largement possible et très innovants. De quoi prendre de court les critiques acerbes des débuts de cette collaboration, qui s'interrogeaient sur le montant versé par Microsoft pour mettre la main sur les résultats de labos de recherche financés par le secteur public ?

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