Sans l'aimable autorisation de Marcel Aymé : d'après Marcel Aymé, La carte, in « Le Passe murailles », Editions Gallimard 1943 ; ainsi que sans celle de Claude A. chef de mission de haut niveau.
10 mai 2009 — Un bruit absurde court, relayé par certains blogs, à propos de nouvelles réglementations. Afin de parer à la disette de pétrole, de mieux lutter contre la dégradation du climat, et néanmoins d'assurer un meilleur rendement numérique de l'élément laborieux de la population, il serait procédé à une très sévère réduction des débits ADSL et 3G+, des possibilités d'utilisation et même d'alimentation des ordinateurs à la maison et en entreprise, et tout particulièrement de ceux des consommateurs improductifs : enfants, vieillards, retraités, rentiers, chômeurs, et autres gaspilleurs inutiles de MW informatiques. Pour ce faire, en remplacement de la taxe carbone à taux fixe universel de 57,87 Euro/tonne de CO2, il serait distribué des cartes de de « computation ». En payant son abonnement ADSL, sa VoIP, son téléchargement, son envoi et sa consultation d'email, sa navigation de page Web, sa macro Excel et sa sauvegarde sur disque dur ou DVD numérique, il faudrait, en plus du prix, acquitter le montant du contenu en computation de son achat.
Au fond, je trouve que cette mesure serait assez juste. Je suis de ceux qui ont milité pendant des années pour la lutte contre le gaspillage d'énergie. Il n'est que normal que nos concitoyens les plus actifs reçoivent l'allocation la plus large, et que par conséquent, les retraités, par exemple, renoncent à ce qui ne contribue pas à la richesse nationale.
Rencontré tout à l'heure, devant chez moi, mon voisin Tabarin, ce fougueux septuagénaire qui épousa, l'an dernier, une jeune femme de vingt-six ans. L'indignation l'étouffait : « qu'importe l'âge, s'écriait-il, puisque je fais le bonheur de ma jolie compagne en téléchargeant quotidiennement sur iTunes de quoi gaver ses huit iPods colorés et en transférant, à chaque départ en vacances, plusieurs dizaines d'heures de media numériques sur nos serveurs de Deauville, Saint-Moritz et Cannes ! ». En des termes élevés, je lui ai conseillé d'accepter avec une joie orgueilleuse le sacrifice de sa personne au bien de l'humanité.
12 mai — Il n'y a pas de fumée sans feu. Déjeuné aujourd'hui avec mon vieil ami Mouton-Duvernet, sous-directeur adjoint du cabinet du secrétaire d'état à l'Economie numérique. Je l'ai cuisiné adroitement, après lui avoir délié la langue avec une bouteille de Marcillac. Naturellement, il n'est pas question de brimer les inutiles, mais simplement de les aider à contribuer à l'effort national. Il paraît que, en attendant des cartes PCI-Express prêtes à enficher, les cartes à puce NKM (Nov'KoM) que l'on devra recharger chaque mois sont déjà en vente. J'ai trouvé cette idée aussi heureuse que poétique. Elle me rappelait les temps, finalement pas totalement malheureux, de la dernière guerre DRM du P2P, tels que ne les avaient conté mes collègues de bureau. Je crois me souvenir avoir dit là-dessus des choses vraiment charmantes. Mon ami me regardait avec de bons yeux, tout embués par l'amitié.
13 mai — C'est plus qu'une infamie ! Un déni de justice ! Presque un assassinat ! Le décret vient de paraître au Journal officiel. Voila-t-il pas que parmi « les consommateurs dont l'influence numérique néfaste sur le climat n'est compensée par aucune contrepartie réelle », figurent les wikipedistes et les bloggeurs ! A la rigueur, j'aurais compris que la mesure s'appliquât aux graphistes, aux hackers, aux compositeurs de MP3 et de sonneries MIDI. Mais aux bloggeurs ! Il y a là une aberration, une inconséquence, qui resteront la honte suprême de notre époque. Car, enfin, l'utilité des bloggeurs n'est plus à démontrer, surtout la mienne, je peux le dire en toute modestie. Or je n'aurai droit qu'à un débit spartiate, pas de posting sur les blogs, du moins si je veux pouvoir envoyer quelques emails à Mountain View deux ou trois fois par an. Je n'ai pas terminé mes calculs, mais je ne suis même pas certain de pouvoir me connecter convenablement, et je vais sûrement être obligé de vendre mon serveur Dell dans la Merdogne. De toutes façons, je ne pourrais bientôt plus l'alimenter, et je ne sais pas si mes e-tickets NKM ne permettraient même d'y ouvrir une connexion FTP et de « payer » le rapatriement de mes fichiers archivés.
16 mai — Le décret entrant en vigueur le 1er juin et les inscriptions devant être prises dès le 18, les gens voués par leur situation sociale à une existence monacale et à l'autisme numérique, et même les chômeurs, s'affairent à la recherche d'un e-emploi qui leur permettrait d'être classés dans la catégorie des cyber-vivants à part entière. Mais l'administration, avec une prévoyance diabolique, a interdit tout mouvement de personnel avant le 25 mai. L'idée m'est venue de téléphoner à mon ami Mouton-Duvernet pour qu'il m'obtienne un emploi de Webmaster dans les quarante-huit heures. J'arrive trop tard. Il vient d'accorder la dernière place d'administrateur système dont il disposait.
— Mais aussi, pourquoi diable avoir attendu jusqu'à aujourd'hui pour me demander une place ?
— Comment pouvais-je supposer que la mesure m'atteindrait ? Quand nous avons déjeuné ensemble, vous ne m'avez pas dit...
—Permettez. J'ai spécifié, on ne peut plus clairement, que la mesure concernait tous les inutiles.
17 mai — Sans doute mon fournisseur d'accès me considère-t-il déjà comme un demi vivant, un réprouvé, un être condamné à l'isolement, car ce matin, il a été négligé de déposer mon courrier électronique. En appelant le numéro 0815, je les ai secoués d’importance. « C'est, leur ai-je dit, au profit de paresseux de votre espèce qu'une élite fait le sacrifice de son art de vivre » et, au fond, c'est très vrai.
Plus j'y pense, plus ce décret me paraît injuste et inique. Rencontré tout à l'heure Tabarin et sa jeune femme. Le pauvre vieux m'a fait pitié. En tout et pour tout, il aura droit qu’à une allocation minime de NKM, mais le pis est que Madame Tabarin, en raison de son activité dans un site Web de mode, ait droit au triple. Avec cela, elle pourra envoyer et recevoir des emails, mais pour des raisons professionnelles seulement, alors qu'il sera reclus sur sa clé USB. Ce décalage jette le vieil époux dans une anxiété folle. La petite paraît accepter son sort avec plus de philosophie.
Au cours de ces journées, j'ai rencontré plusieurs personnes que le décret n'atteint pas, ou plutôt dont le décret ne changera en rien le mode de vie. Leur incompréhension et leur ingratitude à l'égard des sacrifiés me dégoûtent profondément. Non seulement, cette mesure inique leur paraît comme la chose la plus naturelle du monde, mais il semble bien que qu'ils s'en réjouissent. On ne flétrira jamais assez cruellement l'égoïsme des humains.
18 mai — Fait six heures de queue au commissariat du XVIIIe arrondissement pour retirer ma carte NKM. Nous étions là, distribués en une double file, environ deux milliers de malheureux dévoués à l'économie numérique des masses laborieuses. En effet, ceux de nos concitoyens qui bénéficiaient de cartes NKM sans réduction et sans restriction disposaient d'autres guichets, et ils étaient servis beaucoup plus vite que nous. Et ce n'était qu'une première fournée. La proportion des vieillards m'a paru être de la moitié. Les professionnelles des sites roses étaient nombreuses. Le décret les a durement touchées en supprimant les possibilités de publication et de broadcast de celles qui travaillent sur YouPorn ou Guppyx. Devant moi, l'une d'elle se plaignait d'être condamnée pour toujours au SMS surtaxé, alors que les places y sont déjà très chères.
Dans les files d'attente, j'ai reconnu, non sans émotion, et, je dois l'avouer, avec un secret contentement, des camarades, bloggeurs, podcasteurs ou pigistes : Loïc Le Douarn, Ouriel Aurayon et d'autres. François de Rochefort-Montagne était dans un jour sombre. Il disait que c'était encore une manoeuvre des communistes, qui voulaient en profiter pour faire régulariser les internautes immigrés clandestins. Mais je crois que sur ce point précis, sa mauvaise humeur l'égarait. En effet , aux termes du décret, il n'est alloué de carte NKM qu'à ceux qui peuvent prouver leur nationalité française, ou leur appartenance à un pays de la communauté, ou la détention d'un titre de séjour Besson-II valable.
Dans l'ensemble, la foule était irritée et houleuse. Les nombreux agents commis au service d'ordre nous traitaient avec beaucoup de mépris, nous considérant évidemment comme un rebut d'humanité. À plusieurs reprises, comme nous nous lassions de cette longue attente, ils ont apaisé notre impatience à coups de pied au derrière. J'ai dévoré l'humiliation avec une muette dignité, mais j'ai regardé fixement un brigadier de police en rugissant mentalement un cri de révolte. Maintenant, c'est nous qui sommes les damnés de la Toile.
J'ai pu enfin retirer ma carte NKM. Les e-tickets y sont cryptés, chacun vaut un méga ; la carte est d'un vert très tendre, couleur de printemps, et si doux que les larmes m'en sont venues aux yeux. Et pourtant, il faut sacrifier 6 e-tickets pour obtenir un mot-clé sur Google.
24 mai — Il y a une huitaine de jours, j'avais posté un courrier papier à l'administration compétente pour que mon cas personnel soit prit en considération. J'ai obtenu un supplément de cent mégas par mois. C'est toujours ça.
26 mai — Hier soir, à six heures, suis allé prendre un verre de sirop chez Mérantais, le président de l'association des sites d'e-commerce de France. Comme on le sait, l'administration, pour ne pas les mettre en contradiction avec leurs titres, accorde à ces fausses gloires, le privilège de figurer parmi les classes productives. Mérantais a été ignoble de suffisance, d'hypocrisie, et de méchanceté. Nous étions chez lui une quinzaine, tous des sacrifiés, qui vivions sur nos derniers e-tickets du mois. Mérantais était le seul que les restrictions de débit n'atteignait pas. Il nous traitait avec bonté, comme des êtres diminués, impuissants. Il nous plaignait avec une mauvaise flamme dans l'oeil, nous promettant de défendre nos intérêts en notre absence. Il jouissait d'être, sur un certain plan, quelque chose de plus que nous. Me suis retenu à quatre pour ne pas de traiter de vieux port série et de tabellion refroidi. Ah ! Si je n'avais pas l'espoir de lui succéder un jour !
1er juin — Ai passé une fin de mai épouvantable, me privant de tout. En recevant la facture de téléphone et d'Internet, je me suis vu réclamer des e-tickets dont je ne disposais plus, et on m'a coupé ma ligne. Je découvre chaque jour des fournisseurs qui prétendent que j'utilise leur contingent de débit, et qui me demandent les e-tickets correspondants. Il va falloir que je me livre à une comptabilité compliquée. J'ai néanmoins découvert que l'on pouvait stocker ses e-tickets sur un compte LiveBox épargne, de façon à en accumuler suffisamment pour une dépense exceptionnelle. Je ne sais pas encore sur quoi je vais pouvoir rogner, sur le nécessaire, pour pouvoir un jour m'offrir le superflu. Ma voisine m'a raconté qu'un homme, qu'elle n'a pas nommé, et qui lui fait, depuis plusieurs mois, une cour assidue, lui a envoyé des cartes NKM assemblées en bouquet, à la place des roses habituelles. Je trouve cela de très mauvais goût.
3 juin — Je ne décolère pas depuis ce matin. Mérantais a fixé au 28 juin l'inauguration du nouveau site Web d'agrégation des archives numériques du ministère. Le vieux fourbe n'ignore pas que je n'aurai pas les e-tickets me permettant de me connecter, alors que j'aurais dû podcaster un discours qui m'aurait ouvert les portes de sa succession...
12 juin — Reçu ce matin une visite bouleversante, celle d'un homme d'une quarantaine d'années, pauvre, timide, et en assez mauvaise condition physique. C'est un ouvrier malade, marié et père de trois enfants, qui voulait me vendre une partie de ses e-tickets a fin de pouvoir, au moins, recevoir convenablement la TNT pour sa famille : il est au chômage et son allocation lui permet juste d'entretenir les siens dans un état plus proche de la veille prolongée que de la vie. La proposition qu'il m'a faite de me vendre ses e-tickets m'a rempli de confusion. J'ai bafouillé une protestation et lui ait offert une certaine somme d'argent sans contrepartie. Conscient de la grandeur de son sacrifice, il en tirait à légitime orgueil et ne voulait rien accepter qu'il n'eut payé d'un ou plusieurs jours de connexion. N'ayant pas réussi à le convaincre, j'ai fini par lui prendre cent e-tickets que j'ai fourrés dans mon tiroir après son départ, bien décidé à ne pas les télétransférer. Ainsi prélevée sur la liberté d'un de mes semblables, cette liberté supplémentaire qui me serait octroyée me serait odieuse.
14 juin — Manifestement, je n'ai rien compris : mon ami Mérantais m'a expliqué qu'il existait un marché tout à fait officiel où l'on pouvait acheter ou vendre ses e-tickets NKM. Mais les micropaiements y sont exorbitants, et l'on s'aperçoit que la fraction aisée de la population peut continuer à vivre comme si de rien n'était, alors que les malheureux, après s'être privé du peu de superflu qu'ils avaient, en sont à rogner sur le nécessaire. On me dit d'ailleurs que le marché de la publicité en ligne est en train de s'effondrer, nombreux étant ceux qui sont contraints de renoncer à leur bandeaux, si économe en octets soient-ils : non seulement faut-il acquitter le coût en espace disque utilisé, mais également le coût en calcul de CPU en équivalents quadcore nécessaires à l'exécution des programmes !
22 juin — Il paraît que les restrictions sont bien moins sévères en Angleterre que chez nous : nos « amis cordiaux » ont fait valoir, auprès de la Commission de Bruxelles, leur situation particulière née de leur insularité, et du mauvais état de leur industrie, alors que le gouvernement français n'a pas été capable de faire valoir, a contrario l'intérêt de notre électricité nucléaire. On continue à voir d'énormes datacenters étrangers utiliser nos autoroutes de l'information à demi désertes, en ne respectant d'ailleurs pas les limitations de débit, abaissées il y a peu à 9600bps. On me dit également que des courtiers peu délicats profitent de la naïveté des braves gens pour leur vendre à prix d'or, quand ils peuvent se les offrir, des e-tickets achetés à bas prix sur le marché britannique. Que fait le gouvernement ?
28 juin — Le Président de la République vient enfin de se décider à faire une intervention Web radiotélévisée « détaxée numérique » pour permettre au plus grand nombre de la suivre. Il a expliqué que les menaces de dérèglement du climat étaient tellement graves qu'il fallait que l'Europe montre l'exemple au reste du monde, et la France au reste de l'Europe, et que nos restrictions étaient à l'image de l'universalité du génie français hérité du siècle des lumières. J'ai trouvé cette image du plus mauvais goût, alors que chacun d'entre nous fait la chasse aux derniers processeurs à basse consommation restés inutilement allumés.
14 juillet — Le défilé traditionnel a été supprimé, pour tout ce qui concernait les éléments télévisés et mis en ligne. Comme toujours, la gendarmerie a remporté un grand succès. Quelle Bastille faudra-t-il prendre pour qu'on nous rende notre Internet ?
17 septembre — Il paraît que les allocations de l'année prochaine seront réduites de 5 % par rapport à celles de cette année. Je n'arrive pas à imaginer comment il sera possible de vivre : comme le disait un économiste du début des années 50, un jour viendra où les dépenses de précaution ou de prévention de toutes sortes deviendront tellement importantes et gâcheront à ce point la vie que celle-ci ne vaudra plus la peine d'être vécue et que le suicide sera la seule issue raisonnable.
19 octobre — Mon ami Alain de Mazères vient de me proposer de tenir le blog technologique dans l'e-zine qu'il lance et qui sera consacré à l'art de vivre dans le nouveau contexte. Le titre de magazine, « Numériquement durable », me plaît et la tâche ne me déplaît pas. Et surtout, je vais à nouveau faire partie des cyber-actifs, et mes allocations vont être doublées. Je n'exclus d'ailleurs pas que certaines entreprises souhaitant être reconnues comme « Green-IT » ne m'encouragent à les recommander discrètement, moyennant honnête compensation. Je sens que je vais faire du BitTorrent.