mercredi, août 26, 2009

Le papier électronique sera-t-il aussi chinois ?


Si la normalisation de la production du papier est codifiée vers 105 après J.C. dans les Annales du Céleste Empire par le ministre de l'Agriculture, Tsaï Lun, son utilisation est attestée depuis la formation de l'Empire Han au IIème siècle avant J.C. Tsaï Lun introduisit peut-être un nouveau procédé, le papier de linge, préconisant en plus du traditionnel chanvre, l'usage du lin, de fibres de bambou et de l'écorce de mûrier. L'art de la fabrication du papier restera chinois et japonais jusqu'au VIIème siècle, où il passe chez les arabes qui petit à petit le diffuseront en Occident.



Avec le papier, les monopoles économiques de la Mésopotamie (plaquettes d'argile et invention de l'écriture) et de l'Egypte (rouleaux de papyrus, ou volumen, et invention de l'alphabet) s'écroulent définitivement. Le parchemin, premier support totalement construit, fabriqué à partir de peau de mouton ou de chèvre dont la souplesse permet l'assemblage en codex, résiste jusqu'au Moyen-âge en Occident.



Le succès du papier est d'emblée lié au prosélytisme. Le monde arabe y reconnaît un instrument de propagation de l'Islam. On trouve des moulins à papier à Bagdad en 793, au Caire en 900, en Espagne en 1056 puis en France au début du XIVème siècle. Vers 1440, nouvelle révolution avec l'invention — en Europe — de l'imprimerie typographique par Johannes Gutenberg. L'augmentation de la demande de papier, en particulier pour assurer la propagande de la nouvelle Eglise réformée, conduit à la généralisation des piles à maillets actionnées par des moulins hydrauliques. La France devient jusqu'à la révocation de l'Édit de Nantes l'une des première nations papetières.



La trituration des chiffons — première étape de la fabrication du papier — bénéficie alors de l'innovation venue des Pays-Bas, le cylindre hollandais, qui se répand en Europe au début du XVIIIème siècle. Cependant, l'innovation diffuse plutôt laborieusement en France, où l'on cherche plutôt des alternatives à la « chiffe » comme matière première. Une étape vers d'autres solutions est franchie par l'introduction du colophane (résine obtenue par gemmage) comme agent de collage, puis par l'introduction de copeaux de bois dans la pâte. Le papier, de qualité médiocre, suffit néanmoins pour l'impression des gazettes et journaux du début du XIXème siècle.



Dans le même temps les glorieux ingénieurs français mettent les arts mécaniques où ils excellent au service de la machine à papier, capable de produire en continu. Louis-Nicolas Robert, jeune inspecteur de la papeterie d’Essonnes, construit en 1798 un prototype. Le procédé consiste à mélanger eau et fibres de cellulose, à rapprocher les fibres en une feuille plate puis à en éliminer l'eau avant de détacher la feuille, de la sécher et de la lisser. Encouragé par le gouvernement — la plus grande partie du papier utilisé par le ministère des finances est fabriqué dans cet établissement et, en 1798, la Convention a de telles difficultés pécuniaires qu’elle pousse à la production intensive des assignats — Louis-Nicolas Robert obtient un brevet le 18 janvier 1799, et une subvention de 3000 francs. (Toute ressemblance à une subordination d'OSEO à Bercy dans un plan de relance économique est évidemment parfaitement fortuite.) Il installe, l'année suivante, près de Rouen une machine qui fabrique 80 feuilles de papier par jour, d’une longueur de près de 6 mètres.



Las ! Apparemment peu au fait des dernières méthodes de marketing ou des rudiments du management de l'innovation, sans pôle de compétitivité sur lequel s'appuyer, notre entrepreneur doit céder l’exploitation de son brevet à M. Didot Saint-Léger, propriétaire de la papeterie d’Essonnes. Ce dernier présente un modèle de la machine en Angleterre. Avec l’ingénieur Bryan Donkin et le financement des frères Fourdrinier, il construit la première machine anglaise à Dartford. Connue sous le nom de « Fourdrinier » ou « machine Didot », elle fonctionnera à Frogmore (Kent) dès 1803. Malgré un procès contre Didot en 1810 à l'issue duquel il obtient la rétrocession tardive de son brevet, ce sont les autres qui tireront profit de son invention.



Dans la deuxième moitié du XIXème siècle, des procédés chimiques sont mis au point pour obtenir des fibres à partir du bois, les pâtes chimiques. Ils permettent d'augmenter considérablement la solidité des papiers et par la même leur vitesse de production. Des développements sont rendus possibles par les travaux des chimistes de l'époque, dont le Français Anselme Payen, qui extrait du bois les fibres cellulosiques à partir desquelles on fabrique du papier. Les fibres de coton ont vécu, l'industrie papetière peut devenir une industrie lourde.



Curieux bégaiement de l'Histoire, le nouvel avatar moderne du papier, l'e-paper, et le contrôle de sa production mondiale, seraient l'objet d'une féroce bataille entre titans asiatiques.



Deux considérations de marché tout d'abord. Le succès indiscuté du Kindle, le lecteur électronique lancé par Amazon fin 2007, a montré aux grincheux — dont certains échaudés par les premières tentatives hasardeuses du milieu des années 1990 — que l'avènement d'Internet et du e-commerce était l'ingrédient manquant des recettes antérieures. Notons que ce succès provoque déjà des interférences intéressantes dans la sphère des contenus et des droits qui leur sont attachés, où l'on a en France des idées fort arrêtées. En juillet 2009, Amazon a décidé, sans accord préalable, de reprendre tous les e-Books de « 1984 » et de « The Animal Farm », de Georges Orwell, installés dans les Kindle de ses clients. (Fascinante collision d'événements, ici aussi, avec l'utopie totalitaire de « 1984 » !) À l'origine de l'opération : ces e-livres avaient été vendus par un marchand n'ayant pas les droits sur les ouvrages. Les clients ont été remboursés mais ce geste a causé un large mouvement de protestation. En filigrane — si on ose dire — la question de la légalité de l'effacement des livres par Amazon s'est même posée, cette action pouvant s'apparenter à une intrusion illégale dans un système informatique. Jeff Bezos, président d'Amazon.com, a présenté quelques jours plus tard ses excuses en vidéo et promis-juré de mieux agir dans le futur...



Second marché en perspective, l'e-paper pour des écrans secondaires intégrés à la coque des téléphones mobiles et des objets nomades ou communicants. Les grands comme Sharp, Nokia, LG Innotek, Samsung ont déjà des projets dans leurs cartons. Au-delà du marché des e-readers, validé par le Kindle, l'e-paper trouverait ainsi une place dans les produits portables.



Les mouvements récents de géants asiatiques, souvent peu connus du grand public, laissent à penser que l'hégémonie sur ces marchés importants à double titre —
devices et, à terme, contenus, comme on le sait depuis la leçon magistrale administrée par Apple avec ses iPod/iTunes et iPhone/AppStore — est devenu l'enjeu d'un « Tigre et Dragon » économique.



Prime View International, un très grand constructeur taïwanais d'écrans TFT-LCD, déjà fournisseur de Sony et d'Amazon pour leurs e-readers respectifs a fait l'acquisition de E-Ink pour $215m le premier juin dernier après avoir acquis la division e-paper du géant hollandais (encore !) Philips en 2005. Cette opération a secoué et continue d'agiter toute l'industrie : E-Ink est une des startups chéries du prestigieux MIT Media Lab, massivement financée depuis 1997 par le gotha du capital risque de la Côte Est et par les industriels asiatiques du LCD, elle fournit Sony, Amazon et Motorola.



La technologie de papier électronique d'E-Ink est un substrat flexible sur lequel est déposé une pellicule d'encre électronique constituée de microcapsules dont une charge électrique permet de contrôler la présence à leurs sommets de particules blanches (pixel blanc) ou sombres (pixel noir) — version réactualisée des travaux pionniers menés au PARC de Xerox dans les années 70.



L'autre technologie de papier électronique est, quant à elle, dominée par une PME française, abandonnée en déshérence dans le Mérantais, telle Louis-Nicolas Robert, ignorée des pôles, des fonds communs à risque ou dans l'innovation, des plans de relance, des fonds stratégique, souverain, ISF, unique interministériel — et j'en passe — du prétendu dispositif d'accompagnement de l'innovation hexagonale. À base de cristaux liquides particuliers, la technologie BiNem met en oeuvre un cristal qui possède deux états stables, l'état uniforme (U) et l'état gauchi ou twisté (T), chacun sélectionné par simple application d'un signal électrique. Une fois l'un ou l'autre état sélectionné (pixel blanc ou noir), il est conservé sans consommer d'énergie.



Le rachat d'E-Ink se produit quelque mois après la prise de contrôle de la société Sipix Imaging, fondée par des anciens de Polaroid et installée en Californie et en Chine, par le généralement peu connu AUO — le résultat de la fusion des producteurs taïwanais de TFT-LCD Unipac Optoelectronics et Acer Display Technology en 2001 (CA 2007 : $14,8 mds). Pour l'anecdote, l'un des pères fondateurs de la technologie d'encre électronique du Xerox PARC, précurseur de celle améliorée par E-Ink, avait rejoint Sipix Imaging en 2007. Un très petit monde.



Ces rapprochements industriels ainsi que le rôle des constructeurs chinois et taïwanais dans le financement des startups américaines du papier électronique indiquent clairement leur ambition de contrôler ce marché naissant de l'e-paper. Si le Japon semble vouloir tourner la page du LCD et se concentrer sur le 3D et les OLED (diodes électroluminescentes organiques) flexibles ou non, les constructeurs coréens sont, en revanche, prêts à en découdre sur le TFT-LCD et ses évolutions vers le papier électronique. Samsung et LG sont particulièrement actifs sur ces sujets : LG Display fournit Apple en écrans plats et pour l'iPhone, par exemple.



Le scénario de la diffusion du papier sera-t-il rejoué à quelques siècles d'intervalles dans une version électronique annonciatrice de bouleversements culturels comparables à ceux provoqués par la généralisation du papier de linge puis de bois ? La route du papier électronique doit-elle repasser par la Chine comme au précédent millénaire ? La sainte alliance contre le programme de numérisation des livres de Google, Open Book Alliance lancée la semaine dernière par le sulfureux avocat anti-trust Gary Reback, qui réunit déjà Microsoft, Yahoo! et Amazon (assagi, c'est promis !) présage en tout cas d'ardents combats pour la bibliothèque électronique universelle et son support e-paper.



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