dimanche, janvier 09, 2011

Le Grand Méchant Méta-Marché


N'est-il pas singulier qu'à peine sortis que nous soyons des premiers séismes de la crise financière, brutalement annoncée par la chute spectaculaire de Lehman Brothers (1850 - 2008), les marchés redeviennent si tôt l'objet de suspicions « systémiques » ? Oh ! bien sûr, tous les dirigeants politiques de la planète s'empressaient de forger l'union sacrée pour terrasser l'Hydre de Lerne moderne de la Finance sous le poids d'une réglementation révisée, reserrée et tout particulièrement intrusive.

 



« Plus jamais ça ! » entonnait en choeur l'administration Obama : lancé précipitamment par Bush fin 2008, puis repris et amplifié par la nouvelle administration, le Troubled Assets Relief Program avait été autorisé à dépenser 700 milliards de dollars pour étouffer le Monstre. Les marchés — rusés et éternellement inventifs — ont montré une telle résilience devant cette détermination politique, nous dit-on aujourd'hui, que le coût total pour le contribuable américain ne s'élèverait qu'à une pâle trentaine de milliards de dollars.

 



De ce côté de l'Atlantique aussi, la surenchère à la réglementation obsidionale bat son plein depuis trois ans. Dès 2009, le G20 de Londres s'auto-décernait les félicitations pour avoir réussi à « discipliner la finance mondiale » : la fermeté des déclarations assénées dans la pompe des sommets internationaux devait peut-être redorer le blason d'un politique qui regrettait, sans doute un peu tard, de s'être laissé surprendre par les conséquences de sa complaisance antérieure pour le monde financier.

 



Ce tableau guerrier du politique retrouvant avec bonheur son rôle historique de créateur et de régulateur du marché n'est malheureusement pas sans écaille. Déjà en 2001, Michel Henochsberg rappelait que ce sont bien l'Etat et les institutions, ceux-là même qui se donnaient le beau rôle dans un unanimisme édifiant à dénoncer l'apocalypse financière, qui sont à l'origine historique de la création des marchés pour contenir et encadrer l'économie. Loin d'être une aire de liberté fondée par le commerce, comme le soutient une curieuse collusion hétéroclites d'intérêts qui va des business angels jusqu'aux gouvernements libéraux, le marché n'a cessé de se développer en complémentarité et non en opposition avec l'Etat depuis que, comme dit Fernand Braudel, au Moyen-Âge « saisis par les villes, les marchés grandissent avec elles ».

 



Aux États-Unis, l'influence occulte et subreptice de l'idée de marché sur les esprits oeuvrait peut-être chez mêmes ceux qui étaient appelés à gouverner la Finance et elle infiltrait insidieusement leurs propres organisations. C'est du moins ce que laisse à penser les témoignages nombreux de l'ombre planante de Goldman Sachs sur la politique économique et financière de l'administration Obama. Sous nos cieux, hier encore, on se réjouissait d'avoir « en l'espace de cinq sommets sauvé le système financier mondial ». Nouvelle régulation, stress tests, protection accrue de l'intégrité des marchés, circuit breakers imposés par la SEC, lutte contre les paradis fiscaux (horresco referens, bouc émissaire des maux de la mondialisation à sacrifier sans délai pour augurer, sans doute, du retour tellement souhaitable de l'enfer fiscal !), toutes les offrandes propitiatoires furent pieusement et médiatiquement agitées devant les foules anxieuses pour les rasséréner (à leurs frais d'ailleurs).

 



Mais la physique des marchés relève de la thermodynamique, et tels les gaz parfaits, la pression régulatoire accrue ne fait qu'en déplacer les masses, hypertrophier les volumes et surchauffer les températures.

 



Ainsi, lovées dans les profondeurs subterranéennes des marais salés et des pinèdes du New Jersey, discrètement retirées dans les banlieues industrielles anodines et obscures de Mahwah, Secaucus, Weehawken ou Carteret — qui fleurent bon encore les colonies de la Nouvelle Hollande et de la Nouvelle Suède établies sur les méandres du fleuve Delaware — des forces telluriques redessinent les marchés. Dans ces datacenters pharaoniques, les sarcophages réfrigérés sont aujourd'hui des super-calculateurs pilotés à vitesse optoélectronique par les algorithmes de High Frequency Trading. (À l'heure de la longue marche glorieuse de TianHe, l'Europe a du souci supplémentaire à se faire.)

 



L'Algorithme de HFT est la dernière créature en date de la chaîne évolutive qui relie, ténu fil historique, le larron des foires médiévales de Saint-Denis au trader de la génération 2000, hypnotisé par son laptop et son iPhone.

 



Sur la plupart des marchés mondiaux, les transactions sont en effet conduites entre ordinateurs communiquant à vitesse très élevée. Les programmes ont depuis longtemps remplacé les négociateurs époumonnés à la criée autour de la corbeille. Du coup l'hégémonie jusqu'alors inattaquable du New York Stock Exchange (NYSE, 1817), le Big Board, s'effaçait progressivement devant la concurrence bourgeonnante des marchés purement électroniques des années 1970 et 1980, NASDAQ (1971) en tête. Dans une mise en abyme qui en dit long sur l'abstraction de marché elle-même, le NASDAQ est opéré par une entreprise elle-même cotée depuis 2002 sur son propre marché. NASDAQ et NYSE, emportés par la révolution informatique, se mirent alors à afficher et à exécuter les ordres de Bourse en temps quasi-réel, à des prix bien plus bas qu'auparavant, ouvrant ainsi l'accès aux marchés à une population bien plus nombreuse. Le second tsunami de la généralisation de l'Internet devait encore élargir soudainement la population accessible et, en conséquence, le volume des transactions.

 



La rapidité accrue de l'accès à l'information et de l'exécution des transactions favorise les structures de marché agiles, rapides et moins chères. La réglementation de la SEC des années 1990 et 2000 visant à encourager la compétition entre marchés, conçue comme bénéfique au consommateur, par l'abaissement forcé des coûts de transaction — reflétant simplement la diminution des coûts d'une transaction électronique comparés à ceux d'une transaction intermédiée par un négociateur de naguère — entraîna l'émergence d'une nouvelle classe de marchés électroniques postés aux aguets à la périphérie des NYSE et NASDAQ. Ces derniers ne restèrent pas sans réplique devant cette nouvelle concurrence. Le NASDAQ, par exemple, renforcé par sa propre IPO, fit l'acquisition de certains de ces nouveaux rivaux comme BRUT. Mais les sociétés de Bourse et les traders craignant qu'un duopole NASDAQ/NYSE aboutissent à une nouvelle centralisation se lancèrent elles-aussi dans la création de leurs marchés électroniques. Avec des coûts d'entrée de plus en plus faibles, les nouveaux entrants comme DirectEdge et BATS se déchirent pour la troisième place. Soutenus par Goldman Sachs — tiens, tiens ! —, Knight Capital, Citadel Securities, International Securities Exchange et JPMorgan, les nouveaux marchés ont recours aux algorithmes HFT pour se différencier dans cette course de vitesse à la transaction boursière. Ils gèrent aujourd'hui pas moins de 10% des échanges d'actions aux États-Unis.

 



Et l'Algorithme de HFT est bien notre Hydre de Lerne contemporaine ! S'épanouissant dans les vastes ressources promises par le cloud computing, dopé à la nouvelle business intelligence de l'ère Hadoop, l'Algorithme, Golem calculatoire omnivore à l'appétit insatiable pour les données de tous ordres, est le très précieux ADN des nouveaux financiers. Leur succès dépend de leur capacité à être les tout premiers à réagir aux événements et à élaborer stratégies et contre-stratégies d'investissement en millisecondes et secondes, plutôt qu'en heures et journées. Leurs nouvelles puissances de calcul leur permet, par exemple, de « lire » et d'interpréter automatiquement les communiqués de presse et des agences d'actualités, tout autant que les messages sur Twitter en temps réel, pour décider au vol de leurs transactions. Chaque microseconde gagnée est un trophée chèrement disputé.

 



La menace de l'Algorithme de HFT est apparue à l'oeil du régulateur — qui malgré ses protestations du contraire (« Vigilance et Propreté » !) pensait pouvoir s'assoupir sereinement son devoir vertueusement accompli après les gesticulations aux Sommets — lors du flash crash du 6 mai 2010 généralement attribué à la course de vitesse mortifère des algorithmes de HFT. Mais le Monstre est cette fois bien plus problématique pour le régulateur que l'Hydre des grands banquiers d'investissement dont il crut triompher ces dernières années : Nouveau Monde, Nouveau Capitalisme... en vérité !

 



En premier lieu, l'animal est hors de proportions. La crainte de la volatilité exacerbée des marchés, particulièrement illustrée par le flash crash de 2010, a conduit les investisseurs habituels des marchés à retirer de toute urgence leur argent des fonds mutuels américains — à hauteur de 90 milliards de dollars depuis mai 2010, trois fois plus que le coût estimé du plan anti-crise. En second lieu, ne faudrait-il pas au régulateur des compétences et une puissance de calcul au moins comparables à celles des opérateurs d'algorithmes HFT et de marchés électroniques de nouvelle génération ? Les restrictions de budget des gouvernements impécunieux ne le permettent guère ni à la SEC ni à l'AMF... Enfin, le HFT est devenu un terrain de jeu phénoménal pour les hackers.

 



Curieusement, l'Algorithme de HFT n'est pas une malédiction pour tout le monde. Outre leurs opérateurs, les secteurs du BTP et des télécommunications bénéficient de ses exigences pour une infrastructure massive. Le Chicago Mercantile Exchange s'est lancé dans la construction d'un nouveau datacenter dédié au HFT, pour accueillir à son tour l'Algorithme et le nourrir des transactions sur les produits dérivés comme complément nutritif aux marchés actions. Spread Networks a cisaillé la Pennsylvanie historique de fibre optique à très haut débit entre Chicago et Carteret pour assurer l'aller-retour des ordres de marché en 13,33 millisecondes ! euNetworks annonce Londres Stockholm et retour en 22,4 millisecondes ; Hibernia Atlantic vante Newark Toronto sous les 10 millisecondes et promet, via un câble long haul transatlantique, New York Londres et retour en 60 millisecondes... Nous voilà revenu aux temps de Jules Verne !

 



Et l'on ne parle là que de titres de sociétés précisément... cotées. La SEC qui impose aux sociétés américaines de plus de 500 actionnaires de publier leurs comptes comme le ferait une société cotée sur un marché réglementé, entraînant en général une IPO de la société en question, a fort affaire ces jours-ci du côté du private equity. La règle des 500 actionnaires est une des multiples raisons pour lesquelles Google fit son entrée au NASDAQ en 2004. Le dernier investissement conjoint du russe Digital Sky Technologies (de Yuri Milner, coté à Londres et propriétaire de mail.ru, de Forticom et déjà de 10% de Facebook) et de Goldman Sachs dans le réseau social Facebook, un total de $500m pour une valorisation de 50 millards de dollars a tôt fait de relancer les spéculations sur une prochaine IPO de Facebook. Des calculs spécieux, fondés sur le peu d'information financière qui ait filtré de Goldman Sachs à l'occasion de cet investissement, projettent des revenus stratosphériques de 5 milliards de dollars et un bénéfice de, tenons-nous bien, 1 milliard de dollars pour 2011 ! Pas mal en sept ans d'existence...

 



Mais le plus intéressant est la structure mise au point par Goldman Sachs — maître Sith en la matière — pour cet investissement emblématique. Le banquier d'affaires est au coeur d'un véritable marché secondaire organisé pour les titres non-cotés de Facebook. Ces marchés secondaires occultes et non-réglementés se sont multipliés ces dernières années pour répondre à l'appétit des boursicoteurs individuels pour les actions des sociétés du Web 2.0, LinkedIn, Twitter, Groupon, Facebook et consoeurs. LinkedIn, en particulier, poussé par l'investissement de Goldman Sachs dans Facebook, est la première à franchir le pas et annonce une prochaine IPO (conduite, selon toute vraisemblance, par JPMorgan). Groupon, qui vient de lever $500m sur un total de $950m prévu en vendant des titres sur ces marchés « obscurs » non-réglementés, devrait suivre la même route vers le côté éclairé des marchés.

 



Et de fait, les places de marché privés pour les titres non-cotés se multiplient discrètement pour à la fois satisfaire la soif inextinguible des investisseurs individuels et assurer, à leur frais, la liquidité indispensable aux business angels ou aux fonds de capital-risque, premiers investisseurs (chronologiquement) au capital de ces jeunes pousses. Sur mon compte SharesPost, par exemple, on me propose aujourd'hui d'acheter des actions Facebook à une valorisation de 136 milliards de dollars ! Ou, si le coeur m'en dit, du Twitter pour une valorisation de 5 milliards de dollars... Sur SecondMarket aussi on propose du Facebook, du Twitter et plus de deux cent autres sociétés privées. Secondcap en Europe prépare une offre similaire.

 



Les marchés innovent donc en réponse aux contraintes que les autorités politiques en viennent à leur imposer. Ces ballets croisés des régulateurs et des marchés sont ils annonciateurs de nouvelles crises, mettant bas l'édifice de la finance, péniblement ravalé à grand frais ces dernières années, ou bien, au final, ne sont ils que les tableaux variés de la pantomime d'un authentique méta-marché ?

 



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