Vendredi 1er avril 2011.
Cette chronique urgente est un avertissement de la plus grande importance adressé à tous les lecteurs. Vous êtes instamment priés, toutes affaires cessantes, de lire intégralement cette alerte avec la plus grande attention.
En 2010 Google avait lancé avec succès que l'on connaît le service Google Instant. Cette amélioration notable de son moteur de recherches déclenchait l'affichage des résultats au fur et à mesure même que l'internaute tapait sa requête. En prédisant ainsi la question, Google Instant permet désormais de gagner de 2 à 5 secondes dans chaque consultation du moteur.
À l'heure qu'il est, vous êtes probablement familier avec le nouveau service du géant de Mountain View, Google Answer. Le service, tout récemment qu'il fut mis en oeuvre, sert déjà des millions de requêtes à l'heure où vous lisez ces lignes. Pour ceux qui ne l'auraient pas encore vu, Google Answer, installé dès que s'affiche la page d'accueil du moteur de recherches dans le navigateur Web, répond à la question de l'internaute. Plus précisément, Google Answer répond à la question de l'internaute exactement cinq secondes avant qu'il ne l'ait posée.
Lorsqu'ils l'essayent pour la première fois, la plupart des gens ont le sentiment de jouer à un jeu très curieux, façon Jeopardy!, dans lequel l'objectif est de taper en 5 secondes la requête dont les résultats sont soudainement affichés. Mais si vous essayez de ne pas jouer le jeu, vous découvrirez rapidement que vous n'y parviendrez pas. Si vous vous décidez pour une requête avant de lire les résultats, ceux-ci apparaissent instantanément à l'écran et, quelle que soit votre rapidité à dactylographier, vous n'arriverez pas à presser le return final avant que cinq secondes exactement ne se soient écoulées. Si, au contraire, vous attendez l'affichage des résultats avec la ferme intention de ne rien demander, alors la page Web restera blanche. Ainsi quoique vous fassiez, les résultats sont présentés exactement cinq secondes avant que vous ne tapiez votre requête. Il n'y a pas moyen de tromper Google Answer.
Le coeur de la technologie de Google Answer serait une déclinaison de Google Prediction API, la collection d'algorithmes d'apprentissage automatique (machine learning) en SaaS, affinée par l'un des ingénieurs des Google Labs récemment débauché de l'équipe Watson d'IBM, le premier programme d'ordinateur vainqueur du jeu Jeopardy!. Dans un communiqué de presse rédigé à la hâte, Thieu-Ty Mo-Ling de Microsoft Bing prévient que « toutes les applications de la technologie ne seront vraiment comprises que lorsque l'on réussira à augmenter le délai négatif (l'endochronie) séparant la requête des résultats bien au-delà des cinq secondes, sujet sur lequel nos équipes de Microsoft Research sont très avancées dans le cadre du projet au nom de code Bing Intent ».
Mais là n'est pas le sujet le plus urgent de cette alerte publique.
Le problème immédiat est d'ordre philosophique : Google Answer démontre que le libre arbitre n'existe pas. D'évidence le concept de libre arbitre a fait l'objet d'innombrables critiques depuis des siècles. Qu'elles soient théologiques, philosophiques, psychanalytiques ou, plus récemment, fondées sur la physique quantique et la logique formelle, ces critiques étaient jusqu'alors littéralement irréfutables mais nul n'était prêt à en accepter vraiment les conclusions. Ce qui a toujours manqué par le passé était une démonstration : Google Answer l'assène aujourd'hui.
Le second problème, conséquence du premier, est d'ordre épidémiologique et pathologique. Dans le cas typique observé, l'internaute joue quelque temps avec Google Answer, le montre et en parle à ses amis sur Facebook — des applets Google Answer sont rapidement apparues pour iPhone/iPad, pour Facebook et pour Twitter, grâce auxquelles vos posts sont en ligne cinq secondes exactement avant leur rédaction — tout en expérimentant différents schémas pour tenter de tromper le service. Mais progressivement l'internaute perd tout intérêt pour le site Web, réalisant sa signification brutale. Souvent, en l'espace de quelques jours, l'internaute, ayant compris qu'aucun de ses choix n'a plus d'importance, sombre d'abord dans une forme d'apathie puis dans des troubles plus profonds qui se manifestent par un déficit croissant de la capacité de reconnaissance. Environ la moitié des utilisateurs de Google Answer sont hospitalisés avec des alexies agnosiques, ou des agnosies prononcées : l'incidence de cas auparavant rarissimes d'agnosies associatives et intégratives double maintenant toutes les heures dans tous les grands centres hospitaliers urbains !
Partout les médecins, instruits en urgence par les docteurs Chiang et Asimov, co-directeurs du Global Outbreak Alert and Response Network de la World Health Organization, font de leur mieux pour dialoguer avec les patients encore en état de soutenir une conversation. « Nous vivions et jouions tous actifs et heureux en ligne avant et nous n'avions pas plus notre libre arbitre que maintenant : pourquoi faudrait-il que cela change aujourd'hui ? », leur disent-ils. Invariablement les patients leur opposent qu'aujourd'hui ils savent et ne peuvent souffrir de faire semblant que leurs vies soient normales ; souvent ce sont leurs dernières paroles avant de tomber dans un mutisme symptomatique.
Le Ministre de l'économie numérique et le directoire de l'Hadopi, dans une conférence de presse donnée à la hâte ce matin, dénoncent l'impérialisme culturel américain et contre-argumentent que le nouveau service de Google est une provocation inqualifiable à l'exception culturelle de la France et démontre précisément, au contraire, que le libre arbitre existe bel et bien puisque c'est bien de leur propre volonté que les internautes ajustent leurs comportements. Un automate, une machine ne se décourage jamais, il faut une volonté vivante en revanche pour choisir l'agnosie mutique face à Google Answer. Le Ministre de la Culture, en accord avec la Présidence de la République, après avoir rappelé que le libre arbitre est issu de la tradition théologique patristique française et, en conséquence, partie intégrante du patrimoine culturel national, a annoncé que le Parlement allait légiférer rapidement, sur proposition du Secrétariat à la Répression nationale, pour faire de l'agnosie un délit et prévoir des sanctions immédiates.
Mais bien sûr, dénoncent les députés de l'opposition — du moins ceux qui ne se sont pas connectés ces derniers jours — le raisonnement du gouvernement est, pour eux, « spécieux ». Toute forme de comportement, disent-ils, est évidemment compatible avec le déterminisme. Un système dynamique peut se stabiliser à un point d'équilibre dans un bassin d'attraction alors qu'un autre poursuit à l'infini une trajectoire chaotique sans qu'aucun des deux n'échappent au déterminisme. « Le gouvernement s’empresse ainsi de prétendre que le comportement de l’internaute relèverait encore du libre arbitre alors que nul ne conteste aujourd’hui l’ampleur du malaise démocratique qui frappe notre pays : la montée de l’abstention, le score préoccupant de l’extrême droite, la coupure grandissante entre le peuple et les élites. Il n’est que temps de refonder le déterminisme » a ainsi conclu le porte-parole.
Quant à cette mise en garde pressante, elle vous est transmise du laboratoire Bing Intent de Microsoft Research depuis un an exactement dans votre avenir, en 2012 de l’ère du pre-chaos numérique. C'est le premier message parvenu à destination depuis que les progrès des datacenters du cloud computing Azure permettent maintenant d'atteindre des endochronies à l'échelle de la dizaine de mégasecondes. D'autres alertes et de nouveaux avertissements devraient suivre incessamment.
Notre message crucial est le suivant : internautes de tous les pays, agissez et vivez comme si le libre arbitre existait. Il est essentiel que vous continuiez à vous comporter comme par le passé, comme si vos décisions et vos connaissances importaient même si vous savez aujourd'hui que non. La réalité n'est pas ce qu'il est important de préserver ; seuls comptent vos questions, vos comportements, vos cookies, vos adresses IP, votre consommation et vos paiements en ligne : eux-seuls peuvent vous préserver du coma cognitif numérique.
Et pourtant nous-mêmes savons depuis un an que, puisque que le libre arbitre est illusoire, l'étendue et la gravité de cette épidémie d'agnosie associative sont prédéterminées. Personne n'y peut rien, hélas — vous n'êtes pas libre de choisir les effets de Google Answer sur votre état d'esprit. Certains d'entre vous vont y succomber rapidement, d'autres couleront plus lentement, de rares individus survivront, durablement affectés et amoindris, et le présent message dans cette bouteille à la mer n'altèrera en rien la proportion des uns et des autres. Pourquoi donc, en pleine connaissance de cause, le lançons-nous cependant aujourd'hui ?
Parce que, voyez-vous, nous n'avons pas le choix.