jeudi, août 18, 2011

Facebook : votre visage comme à livre ouvert


Pardonnez-moi de poser la question, mais ce visage que vous vous entêtez à arborer quotidiennement est-il bien votre propriété privée, libre de droits ?

 



Et à qui donc appartient ce célèbre sourire de La Joconde ? Au Louvre qui a décidé de ne plus la prêter ? Jeff Bridges est-il le légitime propriétaire du visage de Clu dans Tron Legacy, produit de synthèse d'une ferme de serveurs enterrée dans un désert californien ? À qui appartient la face reconstituée par les docteurs Dubernard et Devauchelle ? Dans le film Face/Off de John Woo, qui donc porte effectivement les visages des acteurs, MM. Travolta et Cage ? Qui possède le visage de Guy Fawkes : dans V, Alan Moore et David Lloyd ? Dans le cyberspace, les milliers d'inconnus du groupe Anonymous ?

 



En juin dernier, jamais à court d'idées innovantes, les ingénieurs du réseau social de Palo Alto — en cours de déménagement à Menlo Park dans des anciens locaux de Sun Microsystems — avaient imaginé de faciliter l'indispensable tagging des photos, qu'il est ô combien amusant de poster sur le site, en leur appliquant un algorithme de reconnaissance des visages qui suggérait immédiatement le nom des brillants sujets figurant sur les clichés numériques. (Du moins quand est visible le visage qui ne paraît pas être la partie de l'anatomie qui y est la plus systématiquement exhibée, à bien considérer un échantillon des images publiées sur le site social.)

 



Comme souvent par le passé, Facebook a mis en ligne ce nouveau « service » sans les sommations d'usage, provoquant une contre-réaction devant ce nouveau déplacement unilatéral des frontières, décidément bien diaphanes, entre données publiques et données privées. Comme s'il s'agissait de tester les limites de ce que le réseau social peut se permettre dans la collation massive de données privées par la mesure le volume des clameurs de protestation : la stratégie du tollé. Dans le cas de son concurrent Google, obligé de se conformer aux injonctions du gouvernement chinois et de censurer les résultats de son moteur de recherches, ou encore de ne pas offir Street View en Allemagne, on reste sur l'impression que c'est involontairement qu'il se fait taper sur les doigts dans le prosélytisme bienveillant de son modèle « Do No Evil ». Quoique... Le géant de Mountain View avait lui-même acquis PittPatt, un spin off de CMU, fin juillet, spécialisé dans la reconnaissance faciale.

 



En tout cas, les gouvernements ont bien pris note. À peine achevées les incantations gesticulatoires des Forum eG8, des projets orwelliens de la Commission Européenne, ou des perspectives de substitution de la sanction légale aux responsabilités parentales, on fourbit derechef les matraques. À la suite des récentes émeutes en Angleterre, dans la grande tradition d'Aldous Huxley, il a commodément filtré que RIM collaborait étroitement avec la police pour l'analyse des messages de son service BlackBerry « qui aurait un joué un rôle crucial chez les fomenteurs de trouble ». En conséquence David Cameron, suivi par une large majorité de ses concitoyens à en croire les sondages, souhaite mettre en place un système de surveillance généralisé des réseaux sociaux. Reporters dans frontières, qui connaît par ailleurs l'attitude indéniablement apaisée de nos édiles au regard de l'idéologie sécuritaire, a pris les devants et adresse une mise en garde dans un communiqué devant ce qui constituerait un « précédent inquiétant dans un pays occidental ». Un précédent en Occident, vraiment ?

 



Dès lors en France, on fut donc bien inspiré début 2009 (déjà !), au temps hortefumant du Ministère de l'intérieur — curieusement bien plus guéant-guéant à l'époque qu'aujourd'hui, un comble —, d'accélérer vivement le déploiement de la vidéo-surveillance avec le financement du triplement du nombre de caméras rivées sur la voie publique (60 000¡). C'était, rappelez-vous, le surlendemain du fiasco rendu public de la vidéo-surveillance policière à Londres, pourtant bien plus ubiquitaire et serrée que sous nos cieux.

 



Surtout que la tacatacatique du premier gendarme de France devrait aujourd'hui conduire à au moins tripler encore ces chiffres, tout en réduisant, comme David Cameron, le budget de la police, si l'on tient compte des progrès algorithmiques réalisés depuis.

 



Lisons, par exemple, Alessandro Acquisty, Associate Professor Techonologies de l'information et politiques publiques au Heinz College de l'université de Carnegie-Mellon, qui vient de se tailler un franc succès à la conférence des hackers, Black Hat à Las Vegas début août. L'algorithme d'Acquisti part d'une simple photo et par reconnaissance de son visage établit un lien entre l'individu photographié et d'autres images publiées sur les sites sociaux et publics du Web (Facebook, Match.com, Prosper.com, Flickr, les caméras en circuit fermé, les webcams ouvertes, etc.), d'où il est ensuite possible, au prix de calculs statistiques au coût rendu ridicule par le cloud computing, d'extraire des profils personnels très complets. Les résultats à ce stade sont saisissants : les centres d'intérêts et les numéros de sécurité sociale de 30 % des individus photographiés au hasard par une simple webcam ont été correctement identifiés. Pour voir les choses en face, voilà une solide base pour la prédiction automatisée du comportement de cet heureux tiers de la population. Ne se sent-il d'ailleurs pas immédiatement bien plus protégé et bien plus sécurisé ?

 



Mais, rêvons un peu et tentons le lien avec les travaux académiques de Jure Leskovec de l'université de Stanford. Leskovec vient de recevoir un prestigieux Microsoft Research Faculty Fellowship pour un papier sobrement intitulé : Marches aléatoires sous supervision — et il ne s'agit pas d'une version abstème de Windows Phone pour guider les éméchés sur le chemin du retour à la maison. Développé avec Lars Backstrom, récemment exfiltré de l'université de Cornell vers Facebook — tous les morceaux se recollent — l'algorithme Backstrom-Leskovec est capable de prédire les amis que vous allez ajouter sur Facebook avant même que vous n'y pensiez. Au coeur de l'algorithme, une démonstration mathématique du secret de Polichinelle des réseaux sociaux, Facebook et d'autres : notre prochain ami sur Facebook n'est pas aussi aléatoire qu'on le pense (ou qu'on le craint, c'est selon). On peut également consulter avec intérêt Gilbert et Karahalios sur la prédiction de la force des liens dans Facebook. Les rats de bibliothèques scientifiques ne seront sans doute pas surpris de ces derniers développements, tant la théorie moderne des graphes, après Erdös et Rényi, a connu ces dernières années un passionnant renouvellement avec Barabási, Albert, Huberman, Strogatz, Watts, Newman, Chung, Doursat et bien d'autres. Cependant la nouveauté de l'application K. Dickienne au réseau social dit réel et le succès du Backstrom-Leskovec, plus de 50 % de prédictions correctes et des améliorations en perspective, ouvrent en effet des perspectives panoptiques inédites du plus haut intérêt. Ces admirables dispositifs pavent la voie de nombreuses et nouvelles Hautes Autorités à imaginer avec toute la jubilation doctrinaire que le sujet requiert.

 



Couplons enfin l'Acquisiti et le Backstrom-Leskovec avec les logiciels de startups comme Viewdle (qui a levé $10m l'année dernière auprès d'investisseurs dont BlackBerry Partners — tout se recolle vous dis-je !) pour instiller la reconnaissance des visages directement dans votre smartphone, ou bien encore avec l'individualisation dans la foule de Garg, Ramanan, Seitz et Snavely et l'anonymat devient démodé, has been, désuet, désespérément suranné, bref complètement fossilisé. Déjà l'on ne sourit plus sur les photos de passeport, les algorithmes ont encore du mal avec l'humour (ou avec les dents, peut-être) ; et le tissu neuronal du lobe temporal médian, responsable, entre autres, de la reconnaissance spécifique des visages est une source d'inspiration inépuisable pour les architectes du calcul parallèle.

 



Quant aux plates-formes de cloud computing que nous mitonnent les géants du Net dans leurs datacenters bunkerisés, Storm de Twitter, Pregel chez Google et son alter Erlang Phoebus, Dryad de Microsoft, Hama de la Fondation Apache, GraphLab à CMU, elles devraient littéralement décupler l'efficacité de ces systèmes. Alors avant que la prosopagnosie ne soit un délit et que la Facebook PreCrime Unit ne défonce votre porte par un petit matin blême pour vous conduire sans ménagement au camp d'internement New Pace, sous les chefs d'accusation de facetheft, de détournement, de recel et de port ostentatoire de visage sans preuve de droits de propriété, il est temps de faire volte-face.

 




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