dimanche, mai 27, 2012

France Numérique, le changement c'est maintenant ?

L'indigence de la prospective sur l'économie numérique et son vecteur principal, l'innovation portée par des jeunes entreprises, de ce côté-ci de l'Atlantique attriste. Oh ! Bien sûr, tous s'accordent pour la qualifier de « secteur clé de la relance économique », quelle que soit son allégeance politique. Pendant la campagne électorale de 2007, déjà, un Loïc Le Meur triomphant (#) offrait, à l'occasion de sa conférence annuelle Le Web 3, une estrade au candidat UMP venu assurer une audience de geeks de sa grande considération pour ce secteur économique — l'un et l'autre s'aliénant au passage une partie de la blogosphère qui n'a pas apprécié la confusion politico-médiatique des genres. Ces vues élevées ont ensuite passé par les mains de Nathalie Kosciusko-Morizet, en mal de point de chute après le psychodrame des « recadrages » de 2008, et d'Eric Besson, d'abord promoteur télégénique du grandiose (#) « France Numérique 2012 » — ça y est, on y est ! N'est-ce pas formidable, la vie numérique en France ? — puis bien plus intéressé par l'indispensable préparation de sa reconversion dans le football (#). Entre-temps nous eûmes d'un côté l'attirail financier complet de la complaisance et de l'autosatisfaction étatique : e-G8 fomenté par Publicis en 2011 (#), Investissements d'avenir et son gosplan concocté au Commissariat général (#), Fonds stratégique d'investissement (#), Fonds national pour la société numérique (# FSN), Fonds national d'amorçage (# FNA), le CNN, la consolidation des fragments autrefois épars d'Oseo pour fortifier le bref plan de relance PME (2008-2010) et le rescrit du crédit d'impôt recherche ; et, de l'autre, la panoplie totale taser de la Nouvelle surveillance : Hadopi (#), LOPPSI (#), Taxe anti-Google (#), Base élèves premier degré (#), EDVIGE (#) et bien d'autres, trop nombreux pour être cités.

 

Si le gouvernement précédent ne fut guère avare de satisfecit auto-décernés devant la grille de lecture bipolaire — comme les troubles — du numérique, encouragement sans discernement sous le régime du paternalisme forcément bienveillant de la Caisse des dépôts et consignations — dont on cherche désespérément ces jours-ci un successeur à sa tête — contre fréquents épisodes répressifs, dans la lignée de Huxley ou d'Orwell, celui qui s'annonce est resté, à ce jour, bien prudent sur sa propre appréhension — dans tous les sens du terme — du numérique. C'est à Fleur Pellerin, ministre déléguée des PME, de l'innovation et de l'économie numérique, sous la tutelle de la cuistrerie néologique du « Redressement productif » d'Arnaud Montebourg — faîtes nous grâce des débordements strauss-kahniens que ce gimmick jargonnant pourrait inspirer ! — qu'échoit donc le recours à l'ingéniosité d'expression pour masquer le dénuement intellectuel de la réflexion politique sur le numérique.

 

Considérons que le contexte est pour le moins chahuté. Ces derniers jours, les « ratés » de l'IPO de Facebook aux États-Unis redonnent ironiquement crédit aux critiques du numérique comme économie (#). Les voilà qui convoquent aujourd'hui, en exemples de la vertu productive, Apple et Amazon, ceux-là même que naguère ils dénonçaient comme pratiquement failli (#) et critiquaient avec acrimonie comme dilettante de l'éphémère Nouvelle économie, volatilisée dans l'éclatement de la Bulle Internet (#). Ailleurs, des observateurs comme Evgeny Morozov (The Net Delusion #) appellent à ne pas s'aveugler des « révolutions Twitter » (Moldavie 2009, Iran 2009-2010, printemps arabe 2011) en oubliant que le numérique est aussi instrument de coercition (#). Jonathan Zittrain (#) quant à lui, démontre combien l'évolution actuelle du Net, qu'il caractérise par l'aide involontaire de ses utilisateurs apportée à un retour doucereux du propriétaire et de l'enfermement dans des sous-réseaux de commerce — pensez opérateurs de téléphonie mobile, réseaux sociaux et moteurs de recherche piloté par la publicité, etc. — ou de surveillance — pensez états et gouvernements, caméras publiques, identités numériques, etc. — peut laisser craindre pour la démocratie et la neutralité du Net.

 

À l'inverse, Lawrence Lessig, de passage à Paris le mois dernier, se réjouissait à Sciences Po. du succès des cyberactivistes américains dans le blocage du projet de loi SOPA (Stop Online Piracy Act #) et appelait (#) à ne pas baisser la garde, certain que les représailles de la MPAA ne tarderaient pas à se matérialiser. Sous nos cieux, le recrutement des maintenant fameux 2,6 millions de clients en deux mois ont propulsé Free Mobile (#) comme champion des bienfaits du numérique aux (portefeuilles des) consommateurs. Rancis dans le statu quo, les opérateurs « historiques » — dont Bouygues qui eut pourtant à subir en son temps le même concert nourri de cris d'orfraie — invoquent l'emploi et la défense des salariés contre celle des consommateurs. Pourtant le rapport McKinsey (#), Impact d'Internet sur l'économie française, montrait, dans une ambiance économique déjà morose, qu'en 2010 la « filière Internet » représentait 3,2 % du PIB et 1,15 millions d'emplois. Or c'est bien là le coeur : l'homo numericus est salarié et usager, il est producteur et consommateur, il est copieur et inventeur, il est acheteur et vendeur. Comment éclairer cette contradiction fondatrice de l'économie numérique ?

 

D'abord en ne perdant pas espoir au motif d'une confusion générale !

 

Prenons en compte avant tout que l'industrie du numérique est une industrie pas comme les autres. Parce qu'elle traite d'information, l'industrie numérique intermédie progressivement, à des vitesses différentes selon les secteurs mais toujours accélérant, tous les autres secteurs industriels au point d'en redessiner les contours, d'en redéfinir les processus. De plus, malgré les chiffres évoqués précédemment, l'industrie du numérique peut certes générer de hauts revenus, mais elle ne parvient pas à employer beaucoup de gens. Pour vous en convaincre, il suffit de retourner l'iPad que vous vous êtes précipité d'acheter le jour même de sa sortie (et sur lequel vous lisez cette tribune, puisque vous avez réussi à l'arracher des mains du djeune familial local sous addiction DragonVale ou Angry Birds) pour y lire : « Designed by Apple in California. Assembled in China. ». Concise apologie de la mondialisation ! Ouvrez le compartiment de la batterie de la clé USB 3G au joli petit logo en carré de couleur orange et lisez : « Huawei ». Où sont les innovations de conception, où sont les innovations de fabrication ; où sont les hauts revenus, où sont les emplois ? C'est là un constat qui rend les responsables politiques toujours méfiants vis-à-vis de l'industrie du numérique, qui ne parvient pas à tirer la reprise du marché de l'emploi, au moins parce que son essor n'est pas à la hauteur de la crise que connaissent les industries traditionnelles. (Sans parler de la question du contrôle qui devient un sujet occulté mais majeur ; témoins les partis Pirates en Europe, par exemple.)

 

C'est aussi la raison fondamentale pour laquelle distribuer largement des fonds publics à des projets, décrétés innovants sur appel d'offres, comme si l'Etat se substituait à une défaillance de marché dans le financement des très jeunes pousses et des PME de l'industrie numérique n'aboutira pas à d'autre constat que celui de l'inadéquation de la thèse même de la planification de l'innovation et du développement de l'industrie numérique. Là où une réelle défaillance de marché (#) pourrait éventuellement appeler une intervention de l'Etat (#), que lit-on plutôt dans les chiffres récemment publiés (#) par l'Association française des investisseurs en capital (AFIC) par exemple — du moins après les nouvelles pressantes du tournoi interne de futsal du 24 mai dernier ? En quelques années depuis 2007, les investisseurs traditionnels privés en capital risque et capital développement ont déserté — institutionnels, family offices, industriels — ne laissant encore actifs pratiquement que les fonds d'origine épargne publique (FCPI, FIP, Fonds TEPA, holdings ISF) opérant sous de lourdes et coûteuses contraintes réglementaires au motif qu'ils collectent sur le thème de la défiscalisation — et non prioritairement sur celui du retour sur investissement. Et encore est-il question de revoir cet unique dispositif survivant aux coups de « rabot fiscal » imposés par la dureté des temps ! Les rendements négatifs — statistiques à l'appui — de ces véhicules d'investissement à risque sur les dix dernières années et le concert unanime et bien-pensant de critiques moralisatrices qui accablent la réussite (miraculeuse !) de ces entrepreneurs du numérique — sans parler de leur punition fiscale qui semble promise à s'alourdir singulièrement en France dans les années qui viennent — n'inciteraient en effet ni à investir, ni à entreprendre dans ce modèle perclus de rigidités et d'inefficacités. Et c'est d'ailleurs bien ce qui se passe !

 

Ce décrochage industrie numérique, et ses effets sur d'autres secteurs, versus emplois est maintenant bien connu et théorisé par des économistes comme Jeremy Rifkin, Brian Arthur et Erik Brynjolfsson. Des prix Nobel comme Solow et Krugman ont largement contribué à l'identification de ces évolutions. Quelles idées et quels nouveaux modèles pourrait-on imaginer de substituer aux précédents pour répondre à ces mutations ? Brynjolfsson (#) suggère que l'on injecte une dose d'« intérêt social » et notamment que l'on consacre également ces technologies numériques à l'amélioration du système éducatif.

 

Notons sur ce plan l'intérêt croissant pour des structure hybrides comme Y Combinator aux Etats-Unis (#), empruntant leur modèle (#) partie à l'incubateur, partie à l'investisseur en private equity, partie au coach d'équipe, partie au conseil stratégique pour accompagner le démarrage des entreprises de l'industrie numérique. Ses succès tangibles récents (#) comme Reddit, Heroku, Airbnb, Dropbox, OMGPOP ont attiré la presse (et provoqué la concupiscence des investisseurs en venture capital établis). En France, fondé sur l'idée d'un mentoring discipliné, le Founder Institute (#) est une véritable Grande école de startup qui distille connaissances, savoir-faire et expériences d'entrepreneurs aguerris, en véritables mentors se mettant à la disposition de leurs jeunes successeurs porteurs de projets innovants. Le Founder Institute dépasse la simple mise en relation de business angels et de projets d'entrepreneurs ; il est le garant que s'établit une véritable transmission d'expérience et de bonnes pratiques en valorisant un véritable écosystème de mentoring, souvent très international, au service de l'entrepreneuriat numérique.

 

C'est peut-être du côté de ces alternatives modernes que la nouvelle ministre de l'innovation et de l'économie numérique et les « Nouveaux développements » de la rue de l'Université à CDC Entreprises trouveraient quelques sources d'inspiration...

 

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