mercredi, août 30, 2006

Le bureau virtuel à la recherche d'une nouvelle métaphore. (7.11.2005)

En janvier 1984, une nouvelle « métaphore » faisait une retentissante apparition dans le (petit à l’époque mais en expansion rapide) univers de l’ordinateur que l’on qualifiait alors de personnel. Avec le Macintosh, Apple Computer rendait instantanément populaire (« for the rest of us » scandait leur slogan) l’idée du « bureau » comme représentation des interactions avec l’ordinateur. Si ces idées étaient à l’origine en germe au Xerox Parc (cf. le livre de Michael Hiltzig, « Dealers of Lightning: Xerox PARC and the Dawn of the Computer Age » qui raconte comme un roman policier l’imbroglio politico-technologique du think-tank dans les années 70 et 80), c’est bien Apple qui réussit le tour de force de les rendre si accessibles que les notions de fenêtre, d’icône, de document, de pointer-cliquer et de glisser-déposer à la souris semblent parfaitement naturelles aujourd’hui. Le développement ultérieur de Windows, qui, comme pour Internet Explorer il y a dix ans, devait, bien que parti avec retard, laisser sur place les alternatives graphiques pour PC bien oubliées aujourd’hui (VisiOn de VisiCorp, Desq de QuarterDeck, TopView d’IBM, GEM de Digital Research, etc.), finissait d’ancrer la métaphore dans les esprits et dans les systèmes d’exploitation. (Microsoft n’est jamais plus fort que lorsqu’il est malmené sur ses propres marchés par des concurrents agiles et innovants, partis en avance dans le déploiement de nouvelles idées.)


Sur cette base, la bureautique connut un développement foudroyant : se mettaient rapidement en place la boîte à outil du travail au bureau (traitement de texte, tableur, puis logiciel de présentation, courrier électronique et travail collaboratif), toujours dans le même cadre « métaphorique » du « bureau dans l’ordinateur ». Hier, novembre 2005 – exactement vingt ans, peu l’ont noté, après le lancement initial de Windows ; plusieurs fois repoussé, il date en effet de novembre 1985 – Microsoft mettait en ligne www.live.com, Windows Live, et annonçait Office Live, une offre bureautique en ligne diffusée sous forme d’un service Web. Ces nouveautés peuvent être analysées sous deux angles : au plan local et tactique, ainsi certains analystes se sont empressés de les juger, comme une offre dirigée essentiellement vers les petites et moyennes entreprises réticentes aux remaniements de tarification de Windows Office des années passées ; ou au plan global et stratégique comme une possible inflexion du géant de Redmond vers de nouvelles métaphores, à la fois inspirées par et rendues nécessaires pour sortir de l’ombre portée croissante des jeunes géants de l’Internet comme Yahoo ! et Google.


D’abord il n’est pas surprenant que Bill Gates, après ses vacances en pays conquis au Pavillon Gabriel, ait choisi d’être accompagné par Ray Ozzie pour la conférence de presse de San Francisco présentant Windows Live et Office Live – avant aujourd’hui qui ne savait d’ailleurs qu’aucun de ces deux produits n’était vraiment « live », mais d’authentiques zombies dont la vie crépusculaire ne s’étendait qu’entre deux reboots ? Plus sérieusement, Ray Ozzie, pour ceux qui commencent à avoir quelques cheveux blancs parmi nous, est connu pour avoir écrit Lotus Notes après avoir contribué au succès de Visicalc et de Symphony. En 1997, Ray Ozzie avait fondé Groove Networks qui propose un « bureau virtuel » sur le Web, un site sur lequel des groupes d’utilisateurs peuvent partager des documents, les éditer et les relire en commun. Après un investissement initial dans Groove, Microsoft devait finalement racheter l’entreprise en mars de cette année et promouvoir Ray Ozzie au poste de Chief Technology Officer de Microsoft. Il faut lire les annonces d’hier comme les premiers résultats de cette intégration poussée entre SharePoint et Groove Networks (nom de code « Mojo » pour l’instant) dans le contexte de l’hébergement d’applications bureautiques que d’autres, dans d’autres domaines, comme Salesforce.com, ont également rendu populaire. Ayant, de plus, pris une leçon des pages du manuel Google/Yahoo!, Microsoft indiquait que si l’hébergement de contenu et d’infrastructure de courrier électronique pour les petites entreprises serait gratuit, Office Live vivrait de ses revenus publicitaires.


Mais il est peut-être plus plaisant d’imaginer que Microsoft est à nouveau sur la sellette, poussé dans ses derniers retranchements à sa droite par un Google, triomphant au NASDAQ (capitalisation de 106,2 milliards de dollars hier soir, tout à fait abracadabrantesque, diraient certains qui ne tiennent apparemment pas l’éditeur en très haute estime), et qui a vraiment remis au goût du jour l’idée d’innovation dans le secteur du logiciel ; à sa gauche par un Yahoo! (seulement 53,5 milliards de dollars !), ayant opté pour une stratégie hollywoodienne de salut par le média et les contenus ; et, inlassablement, derrière par une nouvelle génération de startup enthousiastes (BlogLines, Odeo, Fyuze, Webnote, NumSum, Ning, Zimbra, SocialText, elles fleurissent de toute part) et téméraires qui se sont emparées des outils modernes du Web, de Linux à Apache et de XML à JavaScript et PHP, pour défendre de nouvelles formes d’applications et de nouveaux usages aux noms résonants comme des cris de guerre, Wiki, Blog, Ajax, RSS, tag… Et qu’ainsi plaqué dos au mur, Microsoft est en train d’entamer une réaction de grande ampleur comme celle de 1985 avec Windows, et celle de 1995 avec Internet Explorer.


Si c’est le cas, les temps n’en deviendront que plus intéressants. L’arrivée du réseau local dans les années 90 avait déjà remis en question la métaphore de l’ordinateur personnel comme bureau dans la mesure où les serveurs de fichiers puis les serveurs de bases de données « dépersonnalisaient » brutalement le fameux bureau. C’est d’ailleurs cet arrachement qui est ritualisé dans l’architecture dite client-serveur et ses variations, explorées par le célèbre graphique avant-gardiste du Gartner Group. Le Web démultiplie évidemment cette délocalisation généralisée en virtualisant tout : personnel, partagé, privé, public, l’architecture client-serveur éclate elle-même en Services Web, tentatives de modernisation du rite et de modération de cette fragmentation explosive par l’invention de nouveaux standards et protocoles à base de XML, et, plus récemment, en « mashups » et autres applications AJAX/Web2.0, à l’inverse, embrassant frontalement la pulvérisation des applications sur le réseau mondial.


Première illustration : Google démontre l’inanité de la notion de répertoire dans l’univers atomisé du Web. Dans la métaphore du bureau personnel on retrouve un document par sa position, on sait où il « est » dans un arbre de répertoires et de sous-répertoires. Sur le Web, la « position » n’est plus tellement pertinente (on ne sait pas vraiment où sont les documents), mais on les retrouve par leur contenu. Il suffit de se rappeler de quoi il est question et de le taper dans le champ de recherche de Google. En est-on mieux loti au final ? Est-il plus facile de se souvenir de l’endroit (virtuel) où l’on a rangé un document ou bien de se rappeler, même incorrectement ou incomplètement, de son contenu ?


Seconde illustration : les sites de « social bookmarking » (del.icio.us, Flickr pour ne citer que les plus connus), par exemple, tentent de montrer que les classifications hiérarchiques, qualifiées de rigides et d’édictées ab initio par des experts, sont inopérantes dans le monde en permanente et rapide évolution de la circulation d’information sur le Web. Clay Shirky (http://www.shirky.com/) est un excellent vulgarisateur de cette vision du Web comme formidable moyen d’expression, renversant les catégories et les classifications établies devenues insuffisantes alors que le très simple jeu des « tags », pourvu qu’il soit joué par une communauté de lexteurs-auteurs en très grand nombre, reflète de bien plus près et en temps quasi réel les courants d’opinion dans ce nouveau média que n’importe quelle classification a priori.


On le voit, nous n’en sommes peut-être qu’au début d’un nouveau changement important dans les formes et les usages que nous donnerons collectivement aux processus et aux interactions avec cet ordinateur qui de personnel est franchement devenu virtuel.

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