mercredi, août 30, 2006

Le cas Skype, trompe l'oeil du capital risque européen. (8.11.2005)

Une excitation trépidante agitait la communauté du capital risque européen en transhumance sur la route du pèlerinage annuel vers la conférence ETRE (European Technology Round-table and Exhibition) organisée par Alex Vieux. Ne venait-elle pas, en effet, d’être secouée de sa léthargie par le coup de tonnerre du rachat de Skype par eBay, il y a à peine quelques semaines ? Enfin la « vieille Europe », furent-ils prompts à clamer, pouvait en remontrer sur son propre terrain aux américains ! Désormais, il fallait compter avec les géants du capital-risque « made in Europe » –– et singulièrement « made in Luxembourg » – pour bouleverser le classement des investisseurs mondiaux en haute technologie ! Taïaut ! Le magazine « Real Deals », (« Europe’s private equity and venture capital magazine » dans l’ours, mais quand même entièrement rédigé à Londres par des journalistes anglais…) célébrait en première page les « billion dollar boys » qui avait su redonner confiance au capital risque européen et, je cite, « valider le modèle européen de l’amorçage et de l’early-stage » ! C’est beau comme du Villepin !


Car enfin, soyons sérieux, et sans remettre en cause la performance financière de Mangrove ni le talent de ses gestionnaires à accompagner les fondateurs de Skype, Niklas Zennström et Janus Friis (ex-fondateurs du célèbre Kazaa), l’histoire de l’incubation et de développement de Skype est au contraire porteuse d’une toute autre leçon pour le venture capital européen que cette débauche d’auto-célébration incantatoire ! Si Skype défraya la chronique, au-delà même de la célébrité reconnue de ses fondateurs acquise dans leurs précédentes incursions dans le monde de la technologie et de la finance, c’est aussi et surtout parce que le légendaire Tim Draper, une figure du capital risque de la Silicon Valley, l’excentrique (et fortuné) héritier d’une solide tradition familiale d’investissement en private equity (son père et son grand-père pratiquèrent ce métier avant lui, ce dernier ayant mis en place les plans de reconstruction du Japon et de l’Allemagne après 1945), fondateur en 1985 de Draper, Fisher et Juvertson une firme de capital risque maintes fois couronnée de succès financiers, s’est intéressé tout de suite à l’idée originale d’offrir de la voix sur IP selon le modèle Kazaa. Et c’est bien au travers d’un fonds, basé en Europe, mais gérant une partie de son patrimoine personnel que Tim Draper a fait investir à l’origine dans Skype. Puis que, s’emparant du sujet, il a profité des nombreuses tribunes où il est invité pour se livrer à une promotion incessante de la jeune startup et, plus généralement, de la voix sur IP comme élément déstabilisant du monopole des telcos.


Zennström lui-même raconte que la façon d’analyser une opportunité d’investissement pratiquée par les investisseurs européens qu’il a pu rencontrer aux débuts de Skype est précisément l’antithèse de ce comportement, apparemment plus intuitif, de prise de risque illustré par celui de leur protecteur Tim Draper. Ceux-là se contentaient d’imaginer la valeur présente de la société sur la base d’une « discounted cash flow analysis » avec un taux de 25 % sur 5 ans, d’en déduire une valeur nette présente et terminale pour calculer le taux de rendement interne de la ligne et le comparer à celui promis (parfois de manière hasardeuse) à leur « limited partners ». Si l’évaluation financière est certes importante – quoiqu’on puisse s’interroger sur la validité de méthodes s’appuyant sur des flux de trésorerie pour une jeune startup de quelques années d’âge, mais passons – en faire le seul critère de décision c’est confondre gestion de fonds et risque d’investissement.


Du coup, la leçon est peut-être à nouveau celle du « venture capital » à l’américaine (par opposition à la gestion de fonds en Europe) triomphant de la Silicon Valley, même quand il se niche dans un douillet anonymat luxembourgeois ! Ce point à peine reconnu, apparaissent soudain d’autres exemples récents allant à l’encontre de que les financiers européens aimeraient appeler « l’effet Skype ».


Tournons nos yeux à nouveau vers les USA et observons par exemple des parcours tout aussi fulgurants que celui de Flickr, site de partage de photos en ligne, racheté par Yahoo! Pour $25m il y a quelque mois. Lancé il y à peine un an au Canada par M. et Mme Butterfield, littéralement depuis leur cuisine, Flickr est construit avec des logiciels libres, ou commerciaux mais à bas prix, sur des PC également à prix cassés et avec un effectif restreint et clairsemé. L’estimation de Steve Butterfield est que le lancement du site et ses premiers développements ont coûté un grand maximum de $200.000. La chute vertigineuse des coûts du matériel, des logiciels et, dans certains cas, la banalisation de développements logiciels off-shore à bas prix, réduisent les coûts de démarrage des startup du Web dans des proportions qui pourraient réellement impacter la communauté des investisseurs en capital risque – en tout cas sur ces sujets Internet.


On peut construire aujourd’hui une société Web de services aux entreprises (le logiciel comme service : « Software As A Service », SaaS, nouvelle mantra des zélateurs des Services Web auxquels même Microsoft annonce des concessions par les temps qui courent avec Office Live) ou bien d’animation de communautés (tags, blogs, wikis qui prennent pied dans nos sources quotidiennes d’information et, bientôt, d’opinion) pour une fraction des coûts d’il y a encore quelques années. De l’idée à la réalisation et à la mise en ligne, les coûts sont devenus littéralement « non significatifs », comme le dit Evan Williams, fondateur de Blogger/Pyra Labs racheté par Google en 2003, en démarrant dans un nouveau projet, Odeo, dans le domaine du podcasting.


Alors que faire ? se demande le capital risqueur américain, qui, conjoncturellement, se trouve dans une bien meilleure situation que dans les années 2001-2003 puisqu’avec des coffres récemment remplis par des levées de fonds réussies, dans un climat de confiance retrouvée dans la high-tech, du moins aux USA (parce qu’en Europe, au vu des derniers indicateurs Chausson Finance et autres baromètres Ernst & Young, ça déprime noir dans le secteur !). Si même les jeunes pousses « branchées » ne veulent plus avoir recours au capital risque et s’en vantent dans la blogosphère, c’est à désespérer…


Qui faut-il suivre ? L’effet Skype sera-t-il le catalyseur d’une industrie du venture capital européen en voie de disparition, ou bien les Flickr, Blogger, Odeo, Smugmug et autre anti-Skype de la génération « 2.0 » turbulente du Web sont-ils les nouveaux modèles, à méditer en Europe, qui court-circuitent les schémas traditionnels ?

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