Le réflexe obsidional : beaucoup de bruit pour rien. (12.9.2005)
Le 29 août, le gouvernement fait publier la liste des compagnies aériennes qui sont inacceptables en France. Le 1er septembre, le gouvernement fait publier la liste des dix secteurs stratégiques dans lesquelles les OPA étrangères sont inadmissibles. Le projet de décret cité mercredi par le ministère de l'Industrie mentionne les secteurs suivants : les casinos, les activités de sécurité, les biotechnologies, la production d'antidotes, le matériel d'interception des communications, la sécurité des systèmes informatiques, les technologies duales (c'est-à-dire relatives au civil et au militaire), la cryptologie, les marchés secret-défense, et l'armement sont ceux retenus par le gouvernement.
La situation est desespérée, mais pas grave.
Dans un cas comme dans l'autre l'idée même d'un inventaire et le contenu proposé aujourd'hui laissent pantois, sans ajouter que dans le contexte de l'appel estival au "patriotisme économique" ils laissent filtrer un fort relent de protectionnisme larvé et de repli passéiste sur soi-même.
Pour le très petit nombre de fonds de capital-risque qui ont encore les fonds et le courage d'accompagner les jeunes pousses technologiques, il est facile d'interpréter ce décret comme une barrière supplémentaire restreignant singulièrement leurs perspectives de sortie et donc de rentabilité financière pour leurs propres investisseurs. L'organisation Croissance Plus souligne justement que, devant l'encéphalogramme plat des marchés tout au long de ces dernières années et le désamour des fonds pour le capital privé et les jeunes entreprises, le rachat ou la fusion avec d'autres sociétés dans leurs secteurs industriels reste souvent la seule perspective de croissance de nombreuses startup. Alors qu'il faut aujourd'hui en moyenne huit à dix mois pour conclure de bien petits tours de table auprès d'investisseurs nationaux réticents, prompts à renacler devant la plus petite prise de risque, drainant l'énergie et l'enthousiasme des entrepreneurs, il ne faut pas s'étonner que ceux-ci puissent voir dans l'arrivée à leur capital d'un industriel américain ou asiatique - familier du secteur, engagé dans le développement de ses produits et de ses marchés, élargissant au plan mondial leurs point de vue - un couronnement de leurs efforts et un certaine forme de libération. Soumettre ce voyage au contrôle frontalier de l'Etat, sans souci des actionnaires, des dirigeants ou des partenaires de l'entreprise est évidemment porter un coup certain à l'esprit d'entreprise et l'innovation, pourtant appelé (bruyamment) des voeux du même gouvernement.
Dans le détail : quelle société d'informatique ne travaille-t-elle pas sur un technologie "duale" ? Ne sait-on pas que la très grande majorité des ordinateurs de bureau et des portables actuellement utilisés en France (et par ceux mêmes qui édictent le caractère ou non stratégique des sociétés) utilisent des puces de contructeurs américains embarquant de la cryptologie américaine ? Qui peut imaginer que dans les télécommunications et dans l'informatique tant nos grands "champions" nationaux que nos petites entreprises en voie de disparition, consommateurs depuis des années de high-tech, ne sont pas déjà soumis pieds et poings liés aux technologies "étrangères" ? Ont-elles jamais été empêchées de progresser ? Et que quand elles pourraient ne pas l'être c'est volontairement que nous les y soumettons : à la première sommation, c'est avec empressement que nous acceptons de fournir les listes de passagers et toutes les informations privées collectées par les compagnies aériennes et les services français aux compagnies américaines, par exemple. Pourquoi un fonds d'investissement - pour le peu qui s'intéressent à l'early stage - investirait-il alors dans une jeune pousse si, à terme, ses perspectives de sortie financière sont restreintes et limitées ?
L'assèchement, déjà prononcé dans notre pays, des fonds investis dans les jeunes sociétés de haute technologie est désormais programmé. La combinaison des traumatismes, réels ou rêvés, induits par les affaires Gemplus, puis Danone ou Eramet cet été, ont de bien désespérantes conséquences...
Mais ce n'est pas grave !
Car bien sûr l'argent, nerf de la guerre, manque à tous les niveaux. D'abord, comment imaginer que l'Etat puisse financer les contrôles et l'analyse que nécéssiterait une application réelle et sérieuse de ses intentions. Qui, et à quel coût, va s'assurer que les transactions au capital d'entreprises "stratégiques" sont politiquement correctes. Quels mécanismes régaliens, et comment les financer, peut-on imposer aux marchés ? Temps, argent, compétences, tout manque.
De plus, que l'on s'attache un instant à la constitution du capital de ces grandes "sociétés" nationales, sujet d'autant plus d'actualité que l'on ouvre à tout va le capital des sociétés d'autoroutes, de Gaz de France, bientôt d'EDF - tiens, celles là ne sont pas stratégiques. On applaudit des deux mains quand France Telecom s'empare, pour 6,4 milliards d'euros, de l'espagnol Amena ; quand Suez rachète le belge Electrabel ; mais on crie au loup quand Danone laisse entendre qu'il est convoité par PepsiCo. Or le capital des grands groupes cotés français est de longue date colonisé par les fonds de pension et les investisseurs étrangers (30% à 40% sur la place de Paris). Ceux mêmes qui ont notamment participé à la mise en place de la circulation des capitaux en France, qui ont pris des dispositions législatives et réglementaires pour rendre la place de Paris attractive aux capitaux étrangers, devraient se plaindre maintenant des conséquences de leurs choix. En effet, des opportunités ont été offertes aux capitaux étrangers (désignés, pour la cause, "investisseurs"), particulièrement lors des opérations de privatisation des entreprises publiques. Des dispositions fiscales très favorables ont été prises à l’égard des résidents à l’étranger, ce qui rend leurs capitaux placés en France encore plus rentables. Quel revirement aujourd'hui !
Enfin, les fonds de capital risque sont depuis plusieurs années en déshérence. Soufflée par l'explosion de la bulle Internet, la fragile communauté gauloise des investisseurs en early stage dans les technologies a rarement survécu à ses péchés de jeunesse de 1999 et de 2000. Le marasme économique du pays n'est pas non plus favorable. Le coup de grâce éventuellement porté par un tel décret, s'il était praticable, viendrait de toute manière toucher un corps déjà moribond. Dans le contexte actuel, il est déjà impossible de lever de nouveaux fonds de capital risque, early stage, en technologie, auprès des investisseurs institutionnels et des industriels français. Les sources de financement de la croissance par l'innovation se tarissent rapidement en France, malgré les modestes incitations fiscales et les mesures politiques de ces dernières années - obtenues, rappelons-le quand même, de haute lutte contre une administration insensible et dramatiquement étrangère à ces questions, quelle que soit sa coloration politique. Il est remarquable que les fonds français de private equity qui ont réussi à lever de l'argent en 2004-5 - ils se comptent sur les doigts d'une main - n'ont plus un actionnaire français ! Leurs capitaux proviennent des fonds de fonds, des industriels ou des fonds de pensions anglo-saxons, principalement anglais et américains. Un comble ! Alors édifier des barrages sur des rivières déjà asséchées importe peu au final.
Il faut donc penser que ces fameuses listes relèvent plus de la communication politique - l'enjeu de 2007 est plus que jamais présent dans les esprits - et des effets de manche. Si chacun est libre de porter un jugement sur l'état dans lequel doit se trouver la politique scientifique, industrielle et technologique d'un pays pour s'empêtrer à ce point dans les contradictions, gageons (et espérons) que dans la pratique l'esprit d'enteprise peut encore ici trouver matière et espace à se déployer.