mercredi, août 30, 2006

Libertés individuelles, Internet et P2P : de mal en pis. (30.11.205)


Indice n°1 : Filtrage sur le moteur de recherche de Kazaa


Le 25 novembre dernier, le juge Wilcox de la cour fédérale d'Australie a intimé l'ordre à Sharman Networks, l'opérateur actuel du réseau peer-to-peer Kazaa, de filtrer certains mots clés de son moteur de recherche de façon à interdire l'accès à des morceaux tombant sous le régime du copyright. L'industrie des media, plaignante dans l'affaire, propose actuellement une liste de 10.000 mots clés (noms d'artistes ou de titres) qu'elle veut voir inconditionnellement retirés de l'indexation du moteur de recherches Kazaa. Cette première injonction en vise 3.000 pour l'instant.

Sharman Networks avait originellement proposé d'employer plus de technologie pour donner quelques gages de bonnes intentions à la partie adverse, en faisant appel à la technique dite de marquage ("fingerprinting") par signature pour distinguer le contenu sous copyright du reste et en contrôler l'échange. Pour ce faire, Sharman se propose d'utiliser les boîtiers de la société américaine Audible Magic qui écoutent le traffic sur le réseau et comparent les signatures du contenu ainsi repéré à une base de données de signatures d'oeuvres sous copyright. Paradoxalement, dans le cas australien, c'est l'industrie même des media qui affirmait l'insuffisance de ces mesures seulement technologiques et insistait pour la suppression pure et simple de l'usage des mots clés dans le moteur de recherches.

C'est cette même industrie qui, par la voix de la toute puissante RIAA (Recording Industry Association of America), vantait naguère les mérites d'Audible Magic et lui ouvrait quelques portes à Washington. En fait, l'argument selon lequel les boîtiers d'Audible Magic pourraient, le cas échéant, écouter les flux chiffrés de certains opérateurs de réseaux peer-to-peer au nom de la protection des droits mais en violation du Digital Millenium Copyright Act (DMCA) adopté aux USA en 1998, a peut-être découragé certains de ses supporters de la première heure.

Indice n°2 : Il n'est pas interdit d'interdire Skype dans les Universités


Depuis quelques jours une campagne de publicité en ligne et de courriers électroniques nous invitent avec insistance à nous tourner vers le Pays Basque, et vers Bidart, pour trouver protection efficace contre ce que certains qualifient de "nouveau fléau", Skype. Le "SkypeKiller" est arrivé, quelques semaines après l'interdiction solennelle du Ministère de la Recherche faite aux universités et aux administrations d'installer et d'employer le logiciel de voix sur IP.

Interdiction elle même chargée de relents protectionnistes depuis que Skype est tombé dans le giron de l'américain eBay -- à moi les patriotes économiques ! (À force de gérer par décret de listes d'éléments inadmissibles - à quand l'OPML (Outline Processor Markup Language) républicain ? -, compagnies aériennes interdites de décollage, technologies d'intérêt national désormais sous contrôle, URLs et sites Web "inappropriés" dans le contrôle parental imposé aux FAI, applications et logiciels autorisée et interdits dans les agences gouvernementales, la France devrait bientôt briller au classement de Reporters sans frontières aux côtés de la Chine et de l'Iran ! Enfin un retour aux premières places d'un classement mondial !)


Indice n°3 : Entente "cordiale" entre Bram Cohen et la MPAA

Dans le même esprit, le 23 novembre dernier, Bram Cohen, le fondateur et architecte de BitTorrent s'accordait avec la Motion Picture Association of America (MPAA), le démiurge hollywoodien dont la largeur de vue ne cède en rien à celle de la RIAA, pour interdire l'accès depuis son site à des contenus vidéo sous copyright. BitTorrent, un nouveau protocole d'échange de contenu pour réseaux peer-to-peer a connu un succès fulgurant parce que techniquement mieux adapté aux téléchargements de très gros fichiers, comme -- mais ne le répétez pas -- les "rips" de DVD et autres films aux formats DivX ou Xvid. La MPAA avait auparavant réussi à faire fermer le site LokiTorrent, un hôte BitTorrent, et se faire communiquer les noms et les logs du trafic de tous ses utilisateurs, ainsi qu'à obtenir gain de cause contre d'autres relais BitTorrent aux USA. On imagine l'aimable bras de fer qui a opposé Cohen et la MPAA pour que le premier en arrive à capituler sans condition sous l'amicale pression de l'organisation professionnelle !

Grokster et Morpheus qui voulurent en leur temps faire de la résistance n'ont, eux, pas survécu ! Même si BitTorrent est en train de perdre des parts de marché au profit de eDonkey dans le trafic P2P, qui représente, rappelons le, plus de 60 % du trafic des FAI dans le monde, il n'en est pas moins devenu un des plus grand réseau d'échange sur Internet (cf. étude CacheLogic d'août 2005). Evidemment toutes ces campagnes successives de lobbying et de recours légaux sont complaisamment relayées par la presse, en particulier par la presse en ligne, et amplifiées, comme il se doit, par des media qui sont parties prenantes dans la plupart des cas.


Indice n°4 : Dormez tranquille, on vous surveille

À la veille du Sommet mondial sur la société de l'information à Tunis, les Etats-Unis obtenaient à l'arraché un statu quo préservant leur mainmise sur la gouvernance d'Internet et, plus particulièrement, sur le contrôle des noms de domaine et des annuaires de routage du coeur du réseau via ICANN, une société apparemment de droit privé mais contrôlée de près par le gouvernement américain. Implicitement, les pays les plus répressifs en terme de contrôle d'Internet n'étaient en revanche pas inquiétés et laissés à leurs vélléités d'édification de réseaux-forteresses centralisés et surveillés.


En fait, dans la formidable contre-attaque des propriétaires américains de copyrights contre ceux qualifiés de nouveaux pirates, les opérateurs de protocoles propriétaires et fermés tournés vers les consommateurs, on assiste au développement d'un véritable nouveau réseau, superposé à l'ancien et utilisant à son profit les mêmes ressources qu'Internet ; un "nouveau réseau de surveillance" comme l'identifie Sonia Katyal, professeur de droit à la Fordham University.

L'émergence d'un réseau de surveillance montre la nature paradoxale d'Internet : lieu infini d'expression pour les créateurs et les consommateurs il offre également toutes les facilités pour établir une surveillance tous azimuts (le panopticon de Bentham revu par Michel Foucault). C'est ce paradoxe qui exarcerbe la tension, de plus en plus sensible actuellement, entre propriété intellectuelle et respects des droits privés individuels. Le DMCA aus Etats-Unis, en particulier, a été un formidable encouragement aux propriétaires de copyrights dans le développement de technologies et de méthodes extrajudiciaires de détection, de dissuasion et de contrôle des droits de propriétés intellectuelles.

La mésaventure très récente de Sony BMG illustre parfaitement cette dérive. Depuis plus d'un an, certains des CD commercialisés par Sony BMG installaient, lorsqu'ils étaient joués sur un PC, un petit programme système qui communiquait au site de Sony les informations personnelles relatives à l'ordinateur en question. Ce programme système (rootkit) est doublement critiquable :
(i) il est particulièrement agressif, car si l'utilisateur averti retire le programme "mouchard", son Windows est corrompu et ne reboote plus ! et,
(ii) il est installé à l'insu de l'utilisateur, derrière un autre process Windows qui masque son existence. Cette seconde caractéristique crée une nouvelle vulnérabilité et tôt après sa diffusion, déjà de nouvelles souches de virus exploitaient le masquage Sony pour se cacher à la vue des outils classiques anti-virus.

Révélé par des blogs, ce nouvel excès s'est rapidement trouvé au centre d'une polémique confrontant la blogosphère et l'éditeur de musique qui vit, contre toute attente, le géant japonais reculer et fournir des outils de "déverminage" avant d'annoncer l'abandon de ce système de protection de droits numériques.


Le panopticon numérique, ce nouveau réseau de surveillance émergent sur Internet, sans réel contre-pouvoir est, plus généralement, dans de l'air du temps. Que ce soit dans le "principe de précaution" devenu constitutionnel en France, ou dans la soumission européenne sans discussion, au motif de la guerre contre le terrorisme, à la première sommation des Etats-Unis de transmettre des données personnelles des voyageurs aériens, et de mettre en place de fichiers centralisés d'indications biométriques de ses citoyens venant doubler, tripler ou quadrupler la surveillance déjà active des flux financiers, des plus grands hedge funds aux simples paiements par carte bancaire, les réseaux de surveillance sont déjà multiples, institutionalisés et, au final, demandés et acceptés par ceux-là même dont ils restreignent les droits individuels. (Le sociologue Ulrich Beck, dans son livre La société du risque, avait il y bien longtemps reconnu tous les signes avant-coureurs de ce changement.)


Pour revenir à Internet, il faut conclure aujourd'hui que la menace réelle est que le réseau de surveillance, que tel ou tel événement inopiné permet de relever et d'identifier aujourd'hui, ne devienne le régime normal, la seule modalité de publication et de consommation de contenus numériques. L'artiste Madonna et sa maison d'édition ont signé un accord de partenariat exclusif avec France Telecom pour la diffusion, en avant-première de la sortie mondiale de son nouvel album, de clips diffusés sur le réseau de téléphonie mobile de l'opérateur.

VirginMega, le magasin de vente en ligne de musique de Virgin, a immédiatement acheté la chanson Hung Up sur Wanadoo et l'a remise en vente sur son propre magasin en ligne, voulant signifier son opposition à l'arrivée sur le terrain de la distribution musicale classique des opérateurs de téléphonie et de réseaux. Notons que VirginMega avait déjà eu maille à partir avec Apple sur les formats iTunes et MP3 reconnus par l'iPod et que le Conseil de la concurrence a interdit à Virgin de vendre sur ses sites. L'iPod, qui n'accepte pas les systèmes de DRM, comme celui de Microsoft, généralement adoptés par les distributeurs en ligne, se vend donc d'une certaine façon grâce à la banalisation des MP3 piratés (et ceux, bien sûr, parfaitement légaux du site iTunes dont le catalogue a été dument négocié et payé aux majors). L'histoire ne précise pas comment France Telecom a immédiatement découvert la présence du fichier incriminant sur le site de Virgin, mais gageons que quelques signatures électroniques et autres "bots" en baguenaude commandée ont du détecter ce détournement de droits.


À l'heure où disparaissent Grokster, Morpheus, où Kazaa et BitTorrent se font museler - pour combien de temps ? - par l'industrie, où iMesh arrive en France, où Sony s'imagine qu'il a un droit imprescriptible de contrôle sur nos PC, et où Apple triomphe avec iTunes, on est en bon droit de s'interroger sur l'équilibre réel des droits et des responsabilités sur Internet !

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