Vos bookmarks nous intéressent ! (18.10.2005)
Comme les blogs, qui connurent un démarrage fulgurant - on en compte plus de 15 millions aujourd'hui, même s'ils ne sont pas tous régulièrement actualisés par leurs auteurs -, le "social bookmarking", l'annotation collective, est une activité qui se développe aujourd'hui à grande vitesse sur le Web.
L'idée originelle est parfaitement illustrée par le plus ancien, quoique jeune (2003), des sites d'annotation collective : del.icio.us - "délicieux" en anglais. Au travers d'une interface dont la sobriété et le minimalisme sont assez glaciaux (un "outil froid" au sens de http://www.outilsfroids.net/), l'utilisateur y mémorise ses favoris et ses sites préférés d'un clic. Au passage on lui demande d'annoter ce favori avec quelques mots clés, une simple liste de termes libres qu'il ou elle associe à ce site : ce sont les fameux "tags", les étiquettes.
C'est dans ce bien faible effort supplémentaire que l'on attend de l'utilisateur que réside l'intérêt du social bookmarking. En effet, une fois étiquetés il devient possible de rechercher les sites en fonction de leur tags, les siens bien sûr mais également tous les autres, car les tags sont publics et partagés. On se déplace alors dans un univers d'annotations d'une page Web donnée qui reflète finalement une forme d'opinion publique sur son contenu. Ce nuage d'annotations ("tagcloud") évolue évidemment au cours du temps, reflétant en cela les fluctuations d'intérêt pour le contenu annoté. (La notion que d'un effort individuel minime demandé à un agent il soit payé en retour par une information résultant du traitement collectif de ces contributions individuelles est essentielle dans l'analyse que font des économistes comme Jean Tirole, Josh Lerner ou Yochai Benkler - dont je recommande les papiers - du phénomène Open Source et Linux, considéré au plan économique.)
Qui plus est, le partage des tags permet d'identifier rapidement les autres utilisateurs qui partagent les mêmes mots-clés ou les même sites favoris. Il est alors intéressant de découvrir quels sont les autres sites que ces utilisateurs ont eux-mêmes annotés, et quelles sont leurs annotations. On peut également voir quels sont les tags les plus utilisés à un moment donné (le "buzz" !). Les sites de social bookmarking permettent en fait de dérouler un fil d'Ariane dans le labyrinthe des publications Web sur la base des termes préférés de chacun.
Cette seconde notion de découverte est bien illustrée par un autre site qui a défrayé la chronique, Flickr. Sur Flickr, racheté entre temps par Yahoo!, on poste ses photos numériques et on les étiquete avec, là aussi, ses propres tags. Le moteur de recherche Flickr permet ensuite les croisements et les recherches via ces tags dans l'univers photographique collectif.
Plus récemment encore Yahoo! a livré son nouveau service MyWeb 2.0, un moteur de recherche sur des tags que les utilisateurs peuvent librement associer à n'importe quelle page Web, construisant ainsi dans Yahoo! un univers nouveau d'annotations collectives dont le portail peut alors alimenter son moteur de recherche classique. Il semble que l'idée que s'en fait Yahoo! est tout simplement que les annotations collectives sont une nouvelle forme (et source) de contenus au même titre que les blogs, les pages Web et les Wikis. Une vision "media" du phénomène parfaitement en ligne avec sa stratégie de développement actuelle.
C'est dès lors un raz de marée d'applications et de sites construits autour des social bookmarks que l'on constate aujourd'hui. Ainsi fleurissent mille sites articulés autour de l'annotation collective : version Open Source avec del.irio.us ; version blog avec Technorati et Rojo qui proposent aux "bloggers" d'ajouter des tags à leurs blogs ; version française non sous-titrée avec blogmarks ; version graphique interactive avec cloudalicious, tagmaps.com, Hublog et des centaines d'autres pour explorer del.icio.us ; version "perdu de vue" avec Tagalag (couplé à GoogleMaps !); version programmeur avec des outils comme simpy et freetag ; version agrégation de contenus avec LiveMarks et GutenTag ; bref, un inventaire à la Prévert qui s'allonge quotidiennement, tel est le succès du "tagging".
Parmi les cognoscenti le débat sur les tags est très animé (par exemple, à la récente conférence Web 2.0 d'O'Reilly). D'une part les tenants de l'individualisme absolu insistent sur le caractère essentiel de l'effet de désorganisation résultant de l'hétérogénéité de cette collection de tags, d'autre part les prosélytes du Semantic Web, héritiers des encyclopédistes, y voient précisément les limites du phénomène, qui irait, selon eux, à l'encontre des classifications traditionnelles.
Il faut distinguer plusieurs axes dans ce débat, comme l'a fait Clay Shirky dans un article dévastateur ("Ontology is Overrated: Categories, Links, and Tags") qui décrète la supériorité des "foksonomies" (taxonomies créées par le public) sur les "ontologies" (les classifications mûries par les experts et les spécialistes de chaque domaine). Un premier axe distingue la notion que seul le groupe des experts/spécialistes est qualifié pour classer et ordonner les connaissances, s'opposant à celle qui institue tous et chacun, le public lui-même comme le mieux qualifié pour classer et ordonner. Cette distinction plonge évidemment des racines profondes dans la réflexion politique, économique et sociale. Mais finalement, le Web ou les blogs, qu'est-ce d'autre ?
Un autre axe de réflexion, partiellement lié au précédent, est technique. Les tags doivent ils rester de simples étiquettes dans un monde "plat" ou bien doit on classer les tags dans une hiérarchie, et le cas échéant, cette hiérarchie est-elle prédéterminée ou elle-même émergente ? Quand j'étiquete "avocat", qu'est ce que je veux dire ? Dénoté-je un fruit frais oléagineux renfermant de nombreuses graisses insaturées ou bien un mammifère bipède en robe noire, dûment formé et assermenté (peut-être aussi, mais pas nécessairement, oléagineux renfermant de nombreuses graisses insaturées) ? Et comment réconcilier cette interrogation avec les étiquettes "Persea Americana" et "guacamole" peut-être utilisées par d'autres ? (Notons que la réponse à cette question qui consisterait à allonger la liste des étiquettes pour préciser le sens voulu peut parfois échouer, en effet, que penser de la liste d'étiquettes "avocat marron" par exemple ?)
Comme le constate un observateur pointu comme Cyril Fievet : "Du reste, malgré une apparente uniformité, tous les tags ne sont pas identiques. Sur Technorati, les tags indexés sont ceux choisis par les bloggers et fonction du contenu qu’ils ont eux-mêmes publiés. Sur del.icio.us, en revanche, ce sont les internautes qui taguent le contenu des pages qu’ils conservent dans leurs signets. Il est donc tout à fait possible (et même courant) qu’un même billet de blog ne soit pas tagué par les mêmes mots sur Technorati et sur del.icio.us. Sous leur forme actuelle, il paraît difficile, de prime abord, de trouver un intérêt réel aux tags. Souvent trop vagues, sujets à interprétation ou à orthographe multiples, les tags ne prennent leur sens que sur des expressions très spécifiques, notamment liées à l’actualité ou à des événement précis". Comme le Web au début, comme les blogs il y a peu, le social bookmarking prend comme un feu de prairie parce qu'il en appelle directement à la personalisation du commentaire.
Le retour à la recherche d'un certain ordre dans le bouillonnement émergent des tags est l'un des thèmes qui s'annonce comme important, voire critique, à l'étape où est en est arrivé le phénomène du social bookmarking. Les premiers signes de ce retour de balancier apparaissent aujourd'hui : del.icio.us permet des "clusters", des agrégats de tags ; comme Rojo, Tagsy permet d'agréger les contenus en fonction de leurs tags, facetious de Siderean organise les tags de del.icio.us en rubriques ; Flickr, devant l'abondance de son contenu, propose de grouper les mots-clés ; Tagyu suggère et recommande des tags en fonction du contenu, etc. Technorati a lancé l'initiative "microformats" pour simplifier le groupement des annotations par grande catégorie. Il s'agit de simplement glisser les tags directement dans les pages Web à l'aide d'un nouvel attribut, "rel-tag", s'appliquant à n'importe quel forme de contenu pour le rattacher à des catégories dont technorati pourrait être un référentiel. Cette initiative est un analogue "soft" à l'idée plus "hard" du Semantic Web promue par le W3C, qui vise à automatiser le plus complètement possible l'annotation et la méta-description du contenu du Web.
Sans présager de l'avenir de la notion de social bookmarking, on peut considérer qu'elle se trouve déjà à la croisée des chemins, suscitant un intérêt à la fois technique, marketing et commercial de beaucoup d'acteurs, établis ou jeunes startups.
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