Samedi 11 mars 2006
Ketchum Paris, l’agence de relations publiques du groupe DDB, accueillait les journalistes jeudi dernier dans le cadre de sa Journée Portes Ouvertes. À cette occasion, Ketchum organisait le premier forum interactif KetchumAgora sur le thème du numérique et de son impact sociétal, animé par Cedric Thomas : « L’abondance d’informations à l’ère du numérique Web 2.0, libertés et asservissements ? ».
La courte durée prévue du forum laissait difficilement envisager comment aborder les différents aspects de la question, posée, d’ailleurs en termes très généraux. En mettant même à part la question de la protection des droits des auteurs et des consommateurs de ces nouveaux media numériques – question d’une actualité brûlante en France et qui donne lieu au pitoyable spectacle du débat parlementaire que l’on sait, après inscription, puis suppression, puis réinscription, puis abrogation de l’article sur « la licence globale » – il restait malgré tout substantielle matière à débat sur les notions de volume d’information, de qualité de celle-ci sur le Web et ailleurs, sur son rôle dans les différentes cultures et sur son impact et ses conséquences sur les individus, voire sur les sociétés dans des pays aux régimes politiques autoritaires sur la circulation des idées.
Or d’échange de vues élevées il ne fut guère question ! L’irruption tonitruante du clan des « bloggers » dans l’audience fit rapidement tourner le forum à une énième opposition entre journalistes et bloggers. Débat galvaudé criaient les uns : si le Web est l’actualité, où sont ses éditorialistes ? Mouvement social de réappropriation du Web par le public éructaient les autres : hors du blog point de vérité ! Oriane Garcia essayait faiblement de faire valoir le point – à mon sens bien plus profond que cette querelle somme toute bien convenue – que face à ce nouveau media il était urgent « d’éduquer » l’accès au Web sous peine de voir une société à « deux vitesses » dont une partie de la population, incapable d’interpréter l’information massivement mise à sa disposition, s’opposerait aux cognoscenti, capable de jugement. C’est toute l’argumentation fort convaincante de Paul Saffo de l’Institute for the Future sur l’importance du « point de vue » dans la nouvelle économie de l’attention et de l’information (« It’s the Context, Stupid ! » est un article visionnaire qu’il écrivit en 1994 sur ces sujets). Bilan : cette intervention passait au second plan derrière le témoignage expéditif d’un auditeur, autrement plus important et définitif puisqu’il nous informait « qu’il ne lisait plus que les articles des journaux [papier] que s’ils étaient mentionnés favorablement dans un blog de confiance ». (Mon voisin, journaliste réputé, levait les yeux aux ciels !)
Sans porter de jugement sur le fond, il me semble assez symptomatique que les nombreuses tentatives de réflexion sur ces questions tournent rapidement au débat entre journalistes et bloggers, lorsque l’on évoque la nature et la qualité de l’information offerte sur le Web, ou bien au débat, dual, de la libre circulation versus le contrôle (politique) de l’information sur le Web, lorsque l’on évoque l’accès à l’information sur le Web. L’inévitable « Long Tail » fut invoquée plusieurs fois dans l’audience comme si elle justifiait toutes les prises de position « sociales » : des millions de blogs, instantanés, zappant d’un sujet à l’autre ne peuvent que constituer une source qualitativement meilleure d’information. Peut-être, mais 2,2 millions de blogs en France ne cherchent peut-être pas tous à « informer » ? Wikipedia rencontre aussi quelques difficultés avec son modèle totalement ouvert de validation de l’information. D’où l’importance du rôle des dispositifs de modération des forums, wikis, blogs etc. qui est encore très peu étudié (en dehors de la communauté Open Source où il est largement mis en avant par ses champions comme Eric Raymond dans « La Cathédrale et le bazar »). À ce sujet, des sites comme Technorati, Slashdot, Kuro5hin, RadioFreeNation, Wikipedia emploient tous, à des degrés divers, des systèmes de modération – tous différents dans leur conception d’ailleurs – qui se sont révélés indispensable au maintien de leur visibilité et à leur succès.
Ce thème constituait aussi l’un des sujets de la conférence Emerging Technologies 2006, organisée la semaine dernière par l’inépuisable O’Reilly, sous un vocable d’apparence bien plus érudite : « l’économie de l’attention ».
À propos : c’est à Ketchum dans l’Idaho (http://maps.google.com/maps?f=q&hl=en&q=ketchum,+idaho&ll=43.675459,-114.373664&spn=0.889946,2.202759) qu’Ernest Hemingway se suicidait en 1961. Il y est enterré.