Mercredi 15 mars 2006
Yahoo! et Google en étaient les précurseurs, offrant avec un compte de courrier électronique sur leur site une capacité de stockage gratuite comparable à celle de nos habituels disques durs. Google développe également GDrive, une offre de stockage sur son infrastructure. À son tour Amazon vient d'annoncer "Simple Storage System" ou S3, une architecture de stockage en grille accessible via une API, au prix de $0,15 par Go utilisé et $0,20 par Gbit/s de bande passante consommé. (Ces prix donnent une idée du coût réel de revient du Go et du Gbit/s pour les géants de l'Internet et de l'effet d'échelle correspondant.)
Il y a donc, on le voit, un choix intéressant : l'effet de taille permet aux très grands acteurs du Web de rentabiliser leurs ressources d'infrastructures (stockage, calcul, traitement des données, etc.) en la partageant avec le public soit à des prix très bas, soit gratuitement mais en contre-partie du modèle publicitaire en ligne qui voit l'utilisateur autoriser l'inspection de ses contenus (courriers, fichiers, etc.) afin - facialement au moins - de cibler les bandes-annonces publicitaires.
D'une certaine façon Amazon opère depuis longtemps sur ce modèle. Une de ses sources les plus régulières de revenus est en effet l'hébergement de "boutiques" de ventes en ligne, montées par des individus, voire des sociétés qui en font leur activité principale. C'est une démonstration brillante de l'effet réseau : la valeur d'Amazon aujourd'hui réside dans la plate-forme de marché qu'elle représente, confrontant acheteurs et vendeurs. Le chemin choisi par Jeff Bezos pour y parvenir - vendre des livres en ligne, puis généraliser à un maximum d'autres produits - ne sera au final qu'anecdotique. D'où la logique du démarrage en 2002 d'Amazon Web Services, que l'on pourrait qualifier de formalisation technique, en forme d'une série complète d'API pour les développeurs, du "business model" de plate-forme. C'est la même évolution qui, me semble-t-il, amène eBay à se tranformer de site d'enchères en ligne en véritable plate-forme de marché - c'est même plus visible encore dans ce cas, puisqu'eBay "se contente" de mettre en relation vendeurs et acheteurs. Le programme développeurs d'eBay présente les eBay Web Services comme une plate-forme (sic) pour développer leurs activités commerciales en accédant à la place de marché eBay. eBay vient d'ailleurs de primer dans un concours de développement récemment organisé la startup Ctxbay, un service d'affiliation qui rémunère l'insertion au vol de publicités pour des enchères en cours sur eBay dans les pages Web publiées par ses affiliés.
La rémunération du flux de clics sur mes pages Web en échange de l'autorisation d'inspecter leur contenu et d'y insérer des publicités ciblées. Ce sont les termes de l'échange proposés dans le modèle publicitaire qui sous-tend la rentabilisation de l'infrastructure technique de ces grands acteurs. (Quand on assiste religieusement aux grand-messes du Web 2.0, on appelle ça "L'Economie de l'attention" avec la même componction qu'en 1999 on évoquait les larmes aux yeux "La Nouvelle économie".) Avec Google, qui avait entamé la manoeuvre d'encerclement avec son produit Desktop Search, et surtout l'extension "Search Across Computers" qui déclencha l'ire de l'Electronic Frontier Foundation et l'émotion de bloggers à l'esprit libertaire, et maintenant Amazon, on est confronté à une tentative d'annexion des disques durs de nos PC - voire des infrastructures construites en propre par le public et les entreprises - par extension de ce modèle. Déjà l'on constate que le modèle restreint au Web ne va pas sans poser de problème, comme le démontrent les passes d'armes actuelles entre Google et le DOJ aux Etats-unis sur les demandes réitérées du gouvernement d'accéder aux enregistrements des requêtes soumises au site de recherche. Son extension prévisible aux disques durs et aux réseaux locaux, a priori privés, provoquera sans doute une exarcébation de ces tensions et la question de la protection de la vie privée n'en deviendra que plus aiguë.
Il n'est d'ailleurs pas étranger que l'on vante au même moment les mérites de la programmation AJAX/Web 2.0. Son principe fondateur est que le navigateur Web, dans sa version moderne actuelle c'est-à-dire dopée au XML et au JavaScript, offre toute la richesse d'interface graphique et de traitements "front-end" dont un utilisateur pourrait avoir besoin. Et, de fait, une myriade de startups (voir l'extraordinaire collection de Ludwig Gatzke sur Flickr à http://flickr.com/photos/stabilo-boss/101793494/in/set-72057594060779001/) se sont lancées offrant sous forme de services sur le Web des applications que l'on avait plutôt l'habitude de trouver localement sur nos machines. Salesforce.com nous avait appris que l'on pouvait se passer des lourdes et laborieuses installations d'applications type ERP sur nos machines, mais c'est aujourd'hui tout le reste que l'on peut jeter aux orties à croire les prosélytes du Web 2.0. Cette chronique est écrite avec Zoho Writer, par exemple, un traitement de textes en ligne dont le concurrent, Writely, vient de se faire acquérir par Google. Mais de la même manière on produit aujourd'hui du courrier électronique (tout le monde...), des présentations (ThumbStack...), des tableurs (NumSum, WikiCalc...), des dessins, des formulaires (Wufoo...), etc. sans utiliser la moindre application.
La combinaison d'un front-end entièrement détaché des applications locales et d'un back-end complètement pris en charge par l'infrastructure des grands acteurs du Web (à un coût minime ou gratuitement mais avec bandeaux publicitaires) achèvera la virtualisation des activités professionnelles, voire, si l'engouement pour les sites de communautés, des blogs et wikis jusqu'au "social media" et à l'échange peer-to-peer, des activités culturelles en général. Ceci pour la faible proportion de l'humanité qui est connectée ! Baudrillard n'a pas fini de poser la question : "Qu'est-ce que la réalité ?".