vendredi, septembre 29, 2006

Quelles voies alternatives aux menaces du brevet logiciel ?

Andrew White, analyste au Gartner Group, tire la sonnette d'alarme. Selon lui, la généralisation de la Service Oriented Architecture (SOA) pourrait donner lieu à une recrudescence de procès en brevets, copyright et propriété intellectuelle. La SOA s'appuie en effet sur une plus large, et souvent plus profonde, exposition des services métier qui étaient auparavant intégrés dans des applications informatiques spécifiques et monolithiques. Le réflexe naturel des grands éditeurs devant la menace d'une application SOA composite qui reproduirait de trop près la fonctionnalité de leur progiciel propriétaire pourrait être de lancer des hordes d'avocats en propriété actuelle à la défense des brevets logiciels qu'ils assureraient être bafoués. Cette évolution vers une meilleure définition des fonctions est au coeur de la SOA ; elle est même formalisée par des langages dérivés de XML qui les décrivent en détail (WSDL, lié à SOAP). Elle conduit à l'abstraction progressive de ces fonctions dans la « plate-forme » SOA de même que des fonction originellement de haut niveau se coulent progressivement dans les systèmes d'exploitation (sécurité et intégrité des données, middleware et connectivité, virtualisation aujourd'hui). Pour répondre à ce nouveau défi, une tactique éprouvée des grands éditeurs, qui en ont les moyens, est de faire le plein de brevets logiciels comme munitions dans la bataille positionnelle qui s'annonce pour la défense de leurs parts de marché.

Et cette bataille est d'autant plus difficile que sur son flanc arrière l'armée des éditeurs commerciaux de logiciels est sérieusement à la lutte avec les tenants et les champions de l'Open Source. Le thème des brevets logiciels a fait et continue de faire, on va le voir, l'objet d'intenses débats en Europe à l'occasion de la valse-hésitation de l'adoption des nouvelles directives par la Commission européenne. En juillet 2005, au soulagement de la communauté Open Source, elle avait voté contre les brevets logiciels après de nombreux retournements et coups de théâtre. Par contre, il apparaît que l'Office européen des brevets (OEB) a néanmoins poursuivi l'attribution de brevets logiciels qui, du coup, se trouvent systématiquement dénoncés en justice. À une question écrite sur ce comportement jugé abusif directement posée à la Commission européenne, elle a répondu en se défaussant, préférant rappeler que l'OEB n'est pas un organe de la Communauté et reste dès lors souverain. Plus insidieux encore, s'ouvre en octobre le débat sur European Patent Litigation Agreement (EPLA), un accord sur le règlement des litiges en matière de brevet européen. Aux termes de l'EPLA, les juges des chambres de recours techniques de l'OEB pourraient être amenés à siéger aux Cours européennes de justice. Les mêmes experts techniques de l'OEB, qui auraient accordé une brevetabilité à une invention logicielle, seraient alors juges de la validité de cette attribution à la Cour de justice où ces mêmes brevets sont systématiquement dénoncés : juge et partie ! La situation est pour le moins confuse.

Dans le même temps, Microsoft, rendu prudent par des années de pratique du contentieux devant les tribunaux de toutes sortes, annonce des délais probables dans la livraison de Vista, la prochaine version de Windows, en Europe. Le géant de Redmond craint en effet une énième investigation de la Commission européenne au titre de la réglementation antitrust. De l'autre côté de l'Atlantique, l'office américain des brevets (USPTO) erre dans l'excès inverse semble-t-il. 2006 s'annonce comme sa « meilleure » année en nombre de brevets logiciels accordés, plus de 30.232 au 20 septembre dernier et une estimation de 40.000 pour toute l'année : un record. Comme le dépôt et l'examen du « prior art » ne sont évidemment pas gratuits, on imagine aisément comment la tactique d'accumulation des portefeuilles de brevets des grands éditeurs s'aligne aussi sur les intérêts bien compris de l'USPTO. Et donc tous s'en servent. Derniers exemples en date : i2, l'éditeur de progiciels de logistique, attaque SAP sur des techniques de modélisation et d'optimisation de la chaîne logistique (qu'aucun des deux éditeurs n'a d'ailleurs inventé mais dont ils proposent des implémentations concurrentes) ; ou encore Research in Motion, le fabricant canadien du fameux Blackberry, qui vient de transiger pour $612.5m avec NTP, un « patent troll » c'est-à-dire une société holding dont l'objet est uniquement de détenir des brevets pour ensuite attaquer en violation de propriété intellectuelle les grandes sociétés dont certains produits peuvent reposer sur ces techniques logiciel (pour lesquelles aucun brevet n'aurait du être accordé pour commencer).

Afin de désamorcer cet effet pervers du système, on voit depuis peu les grands acteurs de l'industrie du logiciel, qui d'un côté gonflent leur portefeuille de brevets, en relâcher de l'autre la pression croissante en livrant des pans entiers à la communauté Open Source. Ils font ainsi d'une pierre deux coups : ils prêtent moins le flanc aux attaques éventuelles des patents trolls en se débarrassant de certains brevets (jugés peu utiles ou susceptibles de poursuites) et ils donnent des gages de bonne conduite à la communauté Open Source, bien positionnée aujourd'hui pour éroder leur position dominante sur certains marchés. Ainsi IBM a fait une « donation » de plus de 500 brevets à la communauté Open Source en 2005. Microsoft, lui même, près avoir annoncé, en juillet dernier, vouloir assurer l'interopérabilité entre les formats d'échange de documents Open XML et ODF, a dévoilé mercredi 13 septembre son initiative « Open Specification Promise », pour la SOA et les services Web. L'OSP offre la possibilité à ceux, particuliers et entreprises, qui utilisent des logiciels commerciaux ou open source d'utiliser des brevets Microsoft pour mettre en oeuvre, gratuitement, 35 spécifications de services Web élaborées par l'éditeur et ses partenaires. Triple réponse donc de Microsoft : on peut accéder à ses technologies bien sûr par les licences commerciales (brevets, code source, protocoles, accords sur la propriété intellectuelle), mais aussi par les licences communautaires (projets sous licence Shared Source sur SourceForge, GotDotNet, Codeplex, etc.) ou encore via l'Open Specification Promise.

Il en est même une quatrième toute récente au premier exercice de laquelle j'ai eu l'honneur d'être invité à Cambridge, à deux pas du vénérable King's College noyé dans la verdure des berges de la rivière Cam, au laboratoire de Microsoft Research en Europe. Organisé par Microsoft IP Ventures, une toute nouvelle division de l'éditeur, le séminaire était consacré à la présentation d'un panel de nouvelles technologies dévelopées par Microsoft Research que l'éditeur cherche à essaimer hors de ses laboratoires. Microsoft IP Ventures, qui agit comme une agence interne de valorisation de l'innovation, cherche ainsi à réunir équipes entrepreneuriales, investisseurs et spécialistes de marketing autour de technologies mûries dans ses labos. Les accords sont discutés au cas par cas avec des licences d'exploitation exclusives ou non exclusives et des conditions financières variant d'une indépendance totale à une prise éventuelle de participation au capital des startup essaimées. Le jour même du séminaire Wallop, une jeune pousse américaine parmi les premières bénéficiaires de ce système, mettait en ligne son site offrant des services comparables à MySpace mais sans le modèle publicitaire qui fait aujourd'hui l'admiration béate des observateurs. Skinkers, européenne quant à elle, qui a récupéré des travaux de Microsoft Research sur les middleware de messagerie instantanée, était également présente pour témoigner du coup d'accélérateur que représentait cet adoubement de Microsoft pour une très jeune société.

Face à la menace d'engorgement du système actuel de protection et de diffusion de la propriété intellectuelle logiciel qui est confronté à la montée en puissance des nouvelles architectures et des nouveaux usages liés au Web, les solutions créatives des acteurs de l'industrie se multiplient.

ShareThis