Ceux qui avaient sagement remplis les bancs de l'amphithéâtre Binet, rue des Saints-Pères, ce vendredi soir, pour assister à une confrontation disputée entre tenant et opposant du « patriotisme économique », l'une des notions clé de la réflexion économique exprimée par notre classe politique depuis l'affaire Danone de 2005, furent probablement déçus. Car de dispute point ! Les deux prestigieux orateurs, Nicolas Baverez et Jean Pisani-Ferry, étaient au fond bien d'accord. Le concept même est au mieux une erreur de jugement regrettable, au pire un aveuglement dogmatique particulièrement menaçant pour l'avenir !
Nicolas Baverez s'auto-proclamant procureur à charge remarquait, en introduction, que les manifestations d'un patriotisme économique n'avaient pas attendu l'envolée lyrique de M. de Villepin pour mettre quelques grains de sable dans le commerce mondial. Le renforcement réglementaire ad hoc aux USA pour interdire à la compagnie pétrolière chinoise CNOOC de prendre le contrôle d'Unocal ou à une société originaire de Dubaï de s'emparer de la gestion des ports américains, montrait que même au pays « modèle » du libéralisme les tendances protectionnistes étaient loin d'être éteintes. Mais en Europe, le débat fit rage dans les mêmes termes autour d'Airbus, de Volkswagen et d'Euronext en Allemagne, du rôle de la Banque centrale italienne à Rome, d'Endesa en Espagne et, en France, autour de Danone, de Thomson, d'Arcelor, de Suez-GDF, etc. Dans la Russie de Poutine, l'énergie est devenue une affaire d'Etat avec Gazprom, et les concessions de Total et de Shell sont remises en cause. Nicolas Baverez trouve à ce sujet une belle formule : « depuis qu'elle n'est plus communiste la Russie est de plus en plus soviétique ». En Amérique du Sud, Evo Morales et Hugo Chavez renationalisent progressivement le secteur de l'énergie. Bref, en même temps que progresse la mondialisation, de nombreuses réactions isolationnistes se font jour çà et là.
Car c'est bien là que Nicolas Baverez situe la source de ces difficultés. En progressant, la mondialisation transforme capitalisme et démocratie. La mutation est sensible sous plusieurs formes : une demande croissante de protection pour les populations déstabilisées par ces progrès ; la montée des pays émergents dans l'économie mondiale. Baverez ne put s'empêcher de rappeler qu'à l'occasion de l'OPA de Mittal sur Arcelor, un éminent ministre avait cru bon de déclarer péremptoirement que « M. Mittal ne connaît pas la grammaire de l'économie moderne», propos littéralement racistes que l'on juge aujourd'hui à l'aune du comportement du management d'Arcelor qui ne trouva rien de mieux que de courir dans les bras des oligarques russes de Severstal pour monter une contre-offre dont l'artificialité ne trompa heureusement personne (d'excellents grammairiens probablement !). C'est précisément des entreprises comme Mittal, Tata, Huawei, Lenovo et d'autres qui écrivent la nouvelle grammaire de l'économie mondiale.
Pour Baverez, le constat est exacerbé en France par notre tempérament national qui porte au déclin et à la crise identitaire. La réponse de tous les gouvernements, de droite comme de gauche finalement, à été de vouloir « étatiser le social », ce qui a conduit, selon lui, à des investissements stratégiques « extravagants », ayant pour résultat de freiner l'adaptation de notre système économique à la mondialisation jugée « satanique ». Le recours au registre religieux et à celui des passions est intéressant chez Nicolas Baverez. En effet si l'on parle de « patriotisme » - qu'un sang impur abreuve nos sillons ! - et « d'économie » on entretient bien une confusion entre les registres de la passion et de la raison qui ne peut tenir lieu de réflexion.
Cette confusion des genres est, de plus, dangereuse pour l'avenir, selon Baverez. Il n'y a pas d'exemple de réussite par le protectionnisme et les fondements de cette doctrine, déjà employée dans les années 30 en France, avaient entraîné malthusianisme et repli sur l'empire colonial avec une chute marquée de l'activité en France qui en 1939 n'avait pas même retrouvé son niveau de 1929. Contre l'anti-libéralisme, « plaie de notre pays », Baverez se fait l'avocat de nouveaux rôles pour l'état qu'il juge plus à même d'accompagner les transformations évoquées plus haut et de faire jouer à plein les atouts français. Ces points et d'autres ont été développés par Jean Pisani-Ferry qui dirige, à Bruxelles, l'institut Bruegel qui mène précisément une réflexion sur ces mutations.
L'état, ont rappelé les deux orateurs, instituent le marché et non pas l'inverse. (Lire là dessus le salutaire "La Place du marché" de Michel Henochsberg, paru en 2001.) Il devrait donc réassurer les risques de l'économie ouverte de marché, qui s'étendent aujourd'hui, au delà du marché même (autre incunable : "Les Défaillances de marché" de Bernard Salanié), aux registres de l'environnement, du climat, de la santé, etc. Seconde responsabilité : édicter les normes juridiques, comptables, et généralement la réglementation de l'indispensable gouvernance du marché, son rôle institutionnel. Enfin, promouvoir la compétitivité du territoire dont, an tant que gouvernement des citoyens, il a la charge. En France, nous dit Baverez, le bilan sur ce point est pathétique : plus d'un million de français de moins de 35 ans ont quitté le pays depuis 10 ans. (Les dix années précédentes avaient également connu un exode important de jeunes très qualifiés, particulièrement dans le secteur de l'informatique : la Silicon Valley constituait curieusement une des plus grandes « colonie » de français hors de France.)
Sur la plupart des points, Jean Pisani-Ferry, directeur du « think tank » européen Bruegel, acquiesçait. Le patriotisme économique, remarquait-il ironiquement - on l'espère - est un des produits français qui s'exporte bien ! Reprenant le discours originel du Premier ministre, il y décelait derrière la formule la conviction fondatrice que, d'après de Villepin, la nation devait maintenant « défendre les intérêts des salariés » et pour ce faire « protéger les entreprises ».
Du coup, Pisani-Ferry exprimait sa perplexité devant le réflexe obsidional alors que le CAC 40 est à 46 % détenu par des intérêts étrangers, que 2/3 du chiffre d'affaires des vingt premières entreprises françaises est réalisé hors de France et que 2/3 de leurs personnels y travaillent. Les grandes entreprises que l'on se plaît à imaginer françaises sont aujourd'hui internationales. Pisani-Ferry renvoie à ce sujet à Robert Reich qui au début des années 1900 publiait "Who Is US?" s'interrogeant sur la nationalité réelle des entreprises américaines qui migraient de la structure centralisée des multinationales à celle distribuée des réseaux fonctionnels. On pourrait y rajouter les articles de Thomas Friedman, célèbre pour "The World Is Flat". Selon Pisani-Ferry, dans le monde économique actuel, la localisation des entreprises compte moins que leur capacité à trouver et employer les talents où qu'ils soient dans le monde. Sur ce point il rejoint donc l'analyse de Baverez et concède qu'un des rôles de l'état est bien d'encourager l'éclosion de ces talents (éducation, enseignement, formation) sur son territoire (aménagement, regroupements du capital, de l'université et de la recherche). Plutôt que l'Agence de l'innovation industrielle, institution d'un autre âge, il recommande évidemment les pôles de compétitivité - mais 66 pôles, vraiment ? Pour illustrer, il oppose Gazprom, l'état russe sous le voile bien léger de l'entreprise privée, archétype de ces entreprises étatiques qui dépassent dans certains secteurs (énergie, armement...) les entreprises privées, au modèle IBM d'aujourd'hui, entreprise totalement décentralisée qui bénéficie des talents là où ils se trouvent. Dans cette chronique j'avais déjà noté que même pour les toutes jeunes entreprises, les startups que nous sommes amenés à rencontrer, il n'était plus rare de trouver des modèles « mondiaux » à leur (petite encore) échelle : équipe de développement en Ukraine ou en Inde, marketing en Angleterre ou aux USA, sous-traitants dans le monde entier.
Le débat qui suivit permit surtout aux orateurs renforcer leur position commune sur l'ineptie du patriotisme économique par de nombreux exemples sortis de l'actualité. Pour Nicolas Baverez il n'y a pas de secteur clé pour lesquels se justifierait une forme même édulcorée de protectionnisme ; pour Pisani-Ferry, plus nuancé sur ce point, il est urgent de définir les nouvelles politiques publiques en s'écartant des politiques industrielles d'arrière-garde mais également du laissez-faire incontrôlé.
Débat consensuel donc sur l'inanité de l'arsenal poliorcétique déployé à grands frais ces derniers temps dans notre beau pays. Mais qu'importe, pendant ce temps là, selon le classement de la compétitivité de 125 pays publié chaque année par le Forum économique mondial, la Suisse se hisse à la première place mondiale, devant les . La France perd six places pour se retrouver au 18e rang, victime de ses déficits et d'un manque de flexibilité du marché du travail. Ailleurs, la Commission va s'attaquer au décret français sur les secteurs protégés annonçant la multiplication des contentieux entre la France et la Commission européenne. Le bilan très mitigé de la fameuse « stratégie de Lisbonne », adoptée lors du Conseil européen de 2000 - dans la période d'exubérance irrationnelle sans doute - a mené, en 2005, à une révision des objectifs et des méthodes et imposé, notamment, à chaque État de présenter un « programme national de réformes », et patriote aurait-on envie d'ajouter !