dimanche, novembre 05, 2006

La RealPolitik de Microsoft

Novembre 2004 : Novell accepte un versement de $536m de Microsoft en règlement, hors tribunal, d'un procès en contentieux sur son système d'exploitation réseau Netware, et relance immédiatement un nouvelle attaque en justice contre le géant de Redmond, portant cette fois sur le traitement de textes WordPerfect. Novembre 2006 : Novell et Microsoft, main dans la main, annoncent un partenariat visant à simplifier l'interopérabilité entre Windows et Linux. Deux petites années font soudain une bien grande différence !

La relation entre Microsoft et la communauté Unix, contée sur le mode théâtral, ferait tout à fait l'objet d'une pièce cornélienne. Nous dûmes jadis à Microsoft la version la plus populaire et la plus répandue d'Unix, ce qui semble aujourd'hui bien improbable à la lueur des évolutions récentes... Xenix, développé à partir d'une licence de Version 7 Unix acquise auprès des Bell Laboratories en 1979 par Microsoft, a en effet vu le jour en 1980. À l'époque, Microsoft y avait incorporé quelques éléments de BSD et revendait Xenix uniquement par le canal indirect de revendeurs comme Intel, SCO, Tandy, ou encore Altos. La version 2.0 de Xenix, sur une base Unix System V, fut livrée en 1985 mais Microsoft, plus préoccupé par son accord avec IBM sur OS/2 devait perdre progressivement son intérêt pour Xenix. En 1987, Microsoft transférait la propriété de Xenix à SCO et prenait en échange 25 % du capital de la société. L'intérêt de Microsoft pour OS/2 devait d'ailleurs également faiblir et l'éditeur reporta toutes ses forces sur Windows NT quelques années plus tard.

De son côté, SCO vendit les droits de Xenix, devenu SCO Unix, et d'Unixware à Caldera Systems en 2001. À l'occasion, son nom devint Tarantella, du nom d'une gamme distincte de produits dont elle conserva la commercialisation. Tarantella a été acquise par Sun à l'été 2005 pour $25m.

Plus intéressant : Caldera Systems, rebaptisé dans une confusion certaine The SCO Group, avait été fondé en 1994 par nul autre que Ray Noorda, le fondateur même de Novell qu'il dirigea jusqu'en 1993. Noorda, qui vient de disparaître le mois dernier, avait probablement vu avant tout le monde le rôle que Linux devait prendre dans l'industrie. N'ayant pu faire passer l'idée novatrice d'une distribution Linux chez Novell, il devait créer Caldera pour mettre en oeuvre son instinct précurseur. The SCO Group, que la maladie de Noorda l'empêcha ensuite de diriger, acquit de Novell certains droits à Unix que l'ancienne société de Noorda avait elle-même acquis en 1993 à l'occasion d'une politique de diversification assez hasardeuse : rachat de Digital Research en 1991 ; rachat de Unix System Laboratories en 1993. (Ces droits font d'ailleurs l'objet d'un autre procès.) Pour l'anecdote, Novell avait également revendu Digital Research DOS, dont l'histoire vaudrait elle aussi sa représentation théâtrale, à Caldera qui obtint aussi de Microsoft un règlement amiable, au montant jamais publié, pour éteindre le contentieux (un troisième !) qui lui était attaché de longue date.

En 2002, Caldera s'était alliée à SUSE, Connectiva et TurboLinux dans une organisation, United Linux, cherchant à standardiser les distributions Linux. N'y rencontrant pas grand succès, Caldera change alors de nom et de ton. Le nouveau SCO Group, sous la direction de Darl McBride, déploie alors une offensive générale devant les tribunaux attaquant les autres distributions Linux comme contrevenant à ses droits sur Unix. Du coup, Novell avait à son tour contre-attaqué indiquant qu'elle était toujours détentrice de ces droits malgré la transaction de 1993. Nouvel épisode de la saga « Linux Wars ».

Entre-temps, Novell mit dès 1996 les bouchées doubles pour essayer de rattraper le « virage Linux » qu'elle n'avait pas su anticiper. Sous la direction de Eric Schmidt, fraîchement émigré de Sun Microsystems (et aujourd'hui patron de Google), Novell sortit enfin des versions TCP/IP de ses produits. Novell fit l'acquisition de Cambridge Technology Partners, puis de Silverstream, puis de Ximian en 2003 annonçant dès lors un intérêt croissant pour une stratégie Linux. Devant le succès de l'IPO de Red Hat, Novell achetait SUSE fin 2003 et s'orientait définitivement dans la voie du système d'exploitation libre.

En quelques années, le succès de Linux est devenu la menace la plus pressante à l'assise de Microsoft dans l'informatique d'entreprise. Steve Ballmer n'hésitait pas à déclarer : « "Linux is a cancer" qui s'attache à toute propriété intellectuelle qu'il touche » ; « Linux is communism », « la plus grande menace qui plane sur Windows », sur un registre, on le voit, particulièrement fleuri mais il accueillait volontiers dans le même temps cette nouvelle forme de concurrence qui poussait Microsoft dans ses derniers retranchements.

En stratège accompli, Microsoft sait aussi s'acheter les soutiens dont il peut avoir besoin pour se défendre : résolution de la dispute avec Novell en 2004 ($536m), avec Corel sur WordPerfect ($135m sous forme d'injection au capital en 2001), autre héritage de Novell, avec Caldera Systems fin 2000, avec The SCO Group en 2003 ($6m dont on soupçonne fort qu'ils aient financé le déchaînement judiciaire de ce dernier contre les autres distributeurs Linux), bradage des licences pour les mairies de Paris et de Munich dans le but de les faire revenir sur leurs choix du libre, diplomatie en Chine pour contrer Red Flag, etc.

L'accord avec Novell signé ces derniers jours est un coup de maître dans cette stratégie d'endiguement entamée avec détermination par le géant de Seattle. Il porte un coup à la communauté Open Source précisément à l'endroit où se déroulent les plus vifs débats comme en témoignent la quantité de procès qui ont accompagné et accompagnent toujours la laborieuse évolution d'Unix et de Linux. Aux termes de l'accord, Novell et Microsoft annoncent trois engagements importants :

- Microsoft travaillera avec Novell et contribuera activement à différent projets code source libre, dont notamment des projets relatifs au format des fichiers Office et à la gestion des services Web;

- Microsoft ne fera pas valoir ses brevets contre tout développeur individuel de solution code source libre non commerciale ;

- Microsoft s'engage à ne pas faire valoir ses brevets contre les contributeurs individuels à OpenSUSE.org dont le code est inclus au sein de la plateforme SUSE Linux Enterprise, y compris SUSE Linux Enterprise Server (SLES) et SUSE Linux Enterprise Desktop (SLED).

Malgré les déclarations bienveillantes des relations publiques de Novell, Microsoft ne s'engage sur le volet des brevets qu'envers ses propres clients et OpenSuse.org, qui ne représente pas, loin de là, la totalité de la communauté Open Source. Les plus inquiets y voient le loup déjà entré dans la bergerie. Les commentaires sur Slashdot, par exemple, n'ont pas tardé à montrer que les termes de cet accord peuvent jouer en faveur de Microsoft à la fois dans les cas anti-trust qui continuent à ralentir sa progression (en Europe en particulier), mais aussi, dans la suite, à renforcer une position d'éventuel agresseur en justice contre les autres distributions Linux, Red Hat se sentant visé en premier, en particulier sur le statut juridique des contributions communes ultérieures à SUSE. Red Hat a déjà annoncé qu'il ne jouerait pas le jeu de Microsoft et qu'il resterait à l'écart des offres de l'éditeur de se joindre à cet accord.

Evolution à surveiller donc pour déterminer s'il s'agit d'un premier pas vers une hybridation sincère des modèles libre et commercial ou bien d'une tentative d'imposition d'un contrôle de plus en plus lourd de Microsoft sur la communauté du libre.

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