lundi, novembre 27, 2006

La chasse au Chapeau Rouge

Red Hat, le champion du logiciel libre, veut quitter le NASDAQ où il est côté depuis fin 2001 (avec une capitalisation de 3,34 milliards de dollars ce jour) et a demandé son transfert au New York Stock Exchange, jugé plus respectable et surtout susceptible de diminuer la volatilité du cours de l'action RHAT, dixit le CFO, Charlie Peters. S'il est accepté par les autorités de marché, le transfert pourrait être effectué dès le 12 décembre.

Pour les prédateurs de la finance voilà qui sent la bête traquée ! Revenons à fin octobre 2006 : l'annonce impromptue d'Oracle de sa distribution « Unbreakable Linux », basée sur une version dégraissée de Red Hat Linux, prend tout le monde par surprise, et Red Hat le premier. Red Hat choisit alors de répondre mot pour mot au géant de l'édition et espère ainsi rassurer ses clients comme ses investisseurs. Dans sa campagne baptisée « Unfeakable Linux » (clin d'oeil appuyé !), ou Linux infalsifiable, il entend contrer le « Unbreakable Linux », ou Linux incassable, dévoilé par Oracle. Jouant sur toute la palette des sentiments, Red Hat a immédiatement ostracisé cette distribution Oracle, qualifiée de « fork » - qui est le terme politiquement correct dans le monde de l'Open Source pour signifier l'ouverture d'une brèche dans le front commun entre deux clans irrémédiablement ensuite engagés dans une fratricide confrontation. Oracle ayant annoncé son intention de procéder à moyen terme à une optimisation de la distribution Red Hat Linux, une branche qui ne sera donc plus supportée par Red Hat mais par Oracle. Cela signifie que les mises à jour officielles de la distribution Red Hat Linux ne seront plus 100% compatibles avec cette future distribution Oracle. De même pour le matériel certifié ou les liens entre Red Hat Linux et les applications connexes comme Global File System, JBoss, Hibernate ou Directory Server.

Mais le marché est têtu. Les analystes jugent favorablement la manoeuvre d'Oracle visant à casser à son bénéfice le lien entre Linux et bases de données Open Source comme MySQL et PostgreSQL. Moralité spectaculaire : l'action Red Hat perdait 24% le jour même de l'annonce ! Panique sous le Fedora rouge : les dirigeants de Red Hat se lancent l'éditeur à corps perdu dans un programme de rachat de ses propres titres en Bourse, à hauteur de 325 millions de dollars, priant pour éloigner la perspective d'un rachat à vil prix par la boulimique entreprise de Larry Ellison.

Comme un fait exprès, une semaine plus tard Novell et Microsoft rendaient public un partenariat, que certains jugent contre nature, assurant « l'interopérabilité » des produits de l'éditeur de Redmond et de SuSE en particulier. Plus intéressant, l'accord stipule que Microsoft et Novell s'engagent à ne pas se poursuivre l'un l'autre en justice sur les brevets liés à leurs propriétés intellectuelles respectives. Dans les annexes légales, Microsoft s'engage également à ne pas entamer de poursuites en propriété intellectuelle à l'encontre des clients Linux bona fide de Novell. Mais pas contre les autres ! Dans lesquels il faut, en premier lieu, inclure évidemment tous les clients de la distribution Red Hat Enterprise Linux. Le pacte de non-agression avec Novell aurait alors pour résultat de marginaliser plus encore Red Hat. Il est d'ailleurs applaudi des deux mains par les mêmes qui sont précisément attaqués par SCO sur les supposées infractions à la propriété intellectuelle dans les distributions Linux qu'ils proposent.

Dans une lettre ouverte à la communauté Open Source Microsoft et Novell dressent le tableau idyllique ce cette nouvelle ère qui s'ouvre pour Linux. Touchant au lyrisme, son texte se veut inspirateur pour la communauté :

« More importantly, Microsoft announced today that it will not assert its patents against individual, non-commercial developers. Novell has secured an irrevocable promise from Microsoft to allow individual and non-commercial contributors the freedom to continue open source development, free from any concern of Microsoft patent lawsuits. That's right, Microsoft wants you to keep hacking »

(« Plus important encore, Microsoft a annoncé aujourd'hui qu'il ne ferait pas jouer ses brevets contre les développeurs individuels, à vocation non commerciale. Novell s'est assuré d'une promesse irrévocable de Microsoft de laisser aux contributeurs individuels, non commerciaux la liberté de poursuivre leurs développements Open Source, libérés de tout souci de poursuites judiciaires sur les brevets. C'est pour de vrai : Microsoft veut que vous continuiez à programmer. »)

Et juste percevoir les royalties !

« Microsoft will make a onetime upfront payment to Novell for the cross licensing deal. Moving forward, Novell will pay a fee for each Suse support contract that it sells. »

(« Microsoft effectuera un paiement libératoire à Novell pour l'exploitation croisée des licences. Dorénavant, Novell versera à Microsoft une commission pour chaque contrat de support SuSE qu'il aura vendu. »)

L'irrévocabilité des promesses n'engageant que ceux qui les écoutent, nous n'avons pas de commentaire à faire sur cette déclaration, somme toute, paternaliste et bienveillante. « Hackez bien ! Microsoft veille ». Tant qu'on parle de SuSE...Pour les autres distributions c'est une autre affaire. La position actuelle de Red Hat fait de plus en plus penser à celle de Netscape Communications en 1996, au moment même où Microsoft « embrassait et étendait Internet ».

Loin de nous ces intentions semble vouloir plaider un « Nouveau Microsoft », à la une de Business Week cette semaine (« The Soul Of A New Microsoft »). Préparant l'ère post-Gates du géant, l'article central est consacré à la nouvelle génération de Jeunes Turcs de l'éditeur responsables des développements récents comme ceux de la Xbox et de Zune, bien loin des supposées tortueuses attaques contre Linux. Il est vrai que M. Allard qui dirige la division Zune n'a pas osé critiquer l'iPod comme M. Ballmer n'hésite pas à le faire de Linux en le qualifiant soit de « cancer » soit de « communisme rampant » ! Mais tout ça c'était avant les bras grand ouverts à Novell. Quoique. M. Ballmer a salué l'accord comme l'aveu que Linux contenait bien de la propriété intellectuelle appartenant à Microsoft, déclenchant une réponse aigre-douce de M. Hovsepian, CEO de Novell, le 20 novembre dernier sous forme d'une nouvelle lettre ouverte à la communauté Open Source - décidément soumise à un courrier incessant.

Plus radical, Bruce Perens, un des gourous de la communauté Open Source (il était « project leader » de Debian), révulsé par l'accord Microsoft-Novell a lancé une pétition sur le Web pour rappeler à la raison M. Hovsepian. Pour M. Perens, l'accord est un contournement de la licence GPL à laquelle Novell s'était ralliée et sur laquelle il s'était engagé. (Je n'ai pas vu le mot « irrévocable » mais l'esprit y est quand même.) M. Perens attire à juste titre l'attention sur la prise de position récente de Novell en faveur des brevets logiciels - en particulier à Bruxelles - ce qui en fera certainement le fidèle allié de Microsoft dans ses propres démêlés avec la Commission, maintenant que l'encre du pacte est sèche. De son côté le père fondateur, Richard Stallman, s'exprimant de Tokyo la semaine dernière à la 5ème Conférence internationale sur la GPLv3, assurait, dans le style unique qui est le sien, que la version 3 de la licence GPL ne permettrait plus que ce type d'accord se produise à l'avenir.

Alors, pourchassé d'un côté par Oracle, de l'autre par Microsoft, Red Hat n'a d'autre salut que dans le mouvement rapide.

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