samedi, mai 05, 2007

La sagesse des foules ?

Les récentes péripéties de Digg illustrent parfaitement d'un côté le péril des sites et services Web 2.0 fondés sur les communautés et, de l'autre, le dilemme posé par l'émergence de facto de nouvelles règles de comportement et de consommation des contenus numériques.

Digg, le site d'agrégation et de partage de nouvelles, devant la multiplication des injonctions de l'Advanced Access Content System Licensing Administration, s'était vu contraint de supprimer d'autorité un billet d'un programmeur qui révélait un code débloquant la copie de DVD au format haute définition HD-DVD. L'AACS (« Share The Vision » proclame fièrement le slogan de sa page d'accueil) est un poids lourd : fondé par IBM, Intel, Microsoft, Panasonic, Toshiba, Sony, Disney et Warner Brothers, on imagine aisément qu'elle ne plaisante pas avec le DRM, la gestion de droits numériques.

Pour être précis, ce code est en fait nécessaire pour permettre la lecture de ce type de DVD sous Linux, un système d'exploitation non autorisé pour l'instant, et éventuellement la copie, si, du moins, le logiciel pour la faire était disponible. Le code n'est donc à proprement parler qu'une clé qui permettrait éventuellement de contourner un mécanisme de protection de droits imposé par des industriels. Aux Etats-Unis, le contournement de dispositifs de protection est considéré comme illégal et sanctionné.

Devant les menaces légales, Digg avait donc cédé et supprimé le compte de celui qui offensait ainsi les géants du contenu. Mais le programmeur à l'origine du billet s'estimant floué par le site, réussit à faire remonter le billet en question affichant le code incriminé dans le classement Digg en employant une nouvelle identité Digg et déclenchant au passage une vague protestataire de grande ampleur, des milliers d'utilisateurs Digg se mettant à faire de même et à poster le code hexadécimal sur d'autres sites communautaires. En quelques jours, la chaîne de caractères était devenue le nombre entier le plus visible dans la blogosphère. Devant la démonstration de force de cette foule anonyme mais solidaire, le fondateur de Digg, Kevin Rose, annonçait le 1er Mai revenir sur sa décision et laisser les utilisateurs poster suivant leur gré (mais avait-il le choix ?). Rose ajoutait qu'il était prêt à faire face à toutes les ramifications légales que cette volte-face pouvait entraîner. Entre laisser les avocats menacer le modèle de développement de son entreprise, qui repose sur l'augmentation du nombre des utilisateurs du service et de la récurrence de leurs interactions sur le site, alors que céder à leurs injonctions premières entraînait la colère des internautes et leur abandon en masse du site après leur action collective de soutien, et faire face en défendant à tout prix la liberté des utilisateurs, le choix de Kevin Rose est plutôt inhabituel.

En France, par exemple, les nouvelles dispositions légales peuvent contraindre un hébergeur à déconnecter tout site qui « mettrait à la disposition du public ou de communiquer au public, sciemment et sous quelque forme que ce soit, un dispositif manifestement destiné à la mise à disposition du public non autorisée d'oeuvres ou d'objets protégés » sous peine d'amende et de peine de prison.

Même si Digg et Kevin Rose en appellent, en des termes grandiloquents, à la liberté de parole qui est dans la Constitution américaine et se drapent dans des mots d'ordre, « Power to the People » (Pouvoir au Peuple !), qui rappellent une autre époque, le fond de la décision me semble avant tout reposer sur une analyse plutôt lucide du business dans lequel Digg est engagé et de ses éventuelles chances de succès. Au plan des ressources d'abord : que peuvent réellement les 18 employés de Digg devant les 15 millions de visiteurs uniques par mois que le site attire ? C'est le syndrome « Chicken Run », ce film d'animation récent dans lequel un couple de fermiers décidés à sacrifier leur poulailler au succès du développement commercial de leur ferme, se trouvent rapidement submergés par une « action collective » des dizaines de poules et poulets qui passent, dans le film, du rôle de victimes passives à celui d'aéronautes rescapés (et vengeurs !) en fuite vers des cieux meilleurs.

Un cas antérieur comparable avait été gagné par l'AACS au détriment d'une revue, 2600 Magazine, surnommée « le trimestriel des hackers », en 2000. Le risque était donc réel pour Digg de voir se volatiliser son business en voulant ignorer les premières injonctions. Au vu de l'ampleur de la réaction des internautes, Digg a réévalué son risque et choisi de faire front avec toute sa communauté d'utilisateurs. Le pouvoir des foules.

YouTube, récemment acquis par Google, se trouve dans une situation inconfortable du même ordre. La différence est que malgré des Termes et conditions de services parfaitement clairs à ce sujet, les utilisateurs du site de publication de vidéos continuent à y poster des contenus parfois sous copyright. Comme pressenti au moment de l'acquisition par Google, les procès ne tardèrent pas et Viacom attaqua YouTube mi mars, cherchant 1 milliard de dollars dommages et intérêts pour violation de copyright dans 160.000 clips vidéo téléchargés sur le site par ses utilisateurs. Ce qui évoquait inévitablement les procès lancés par la RIAA (Recording Industry Association of America, la toute puissante association interprofessionnelle qui défend les intérêts de l'industrie du disque américaine) qui eut raison de Napster et de Grokster malgré leur popularité. Mais dans ce cas, le modèle de développement de YouTube ne dépend pas spécifiquement de contenus sous copyright mais bien de vidéos personnelles produites par ses utilisateurs, et, surtout, peut maintenant puiser, contrairement à des startups comme Digg, dans des poches profondes (NASDAQ:GOOG : 146,5 milliards de dollars de capitalisation).

Dans sa réponse officielle au tribunal d'instance de New York, Google indique que « en cherchant à rendre les prestataires et hébergeurs responsables des communications Internet, la plainte de Viacom menace la façon dont des centaines de millions de gens échangent légitimement de l'information, des actualités, du divertissement, et des expressions politiques et artistiques ». (Notons que cette ligne de défense serait plus périlleuse en France, sans parler de la Chine où le comportement de Google fut bien différent par le passé.) Google insiste sur le fait qu'il se place sous le régime protecteur accordé aux hébergeurs et intermédiaires techniques par la loi américaine sur le droit d'auteur (DMCA), d'ailleurs négociée en 1998 entre autres par Viacom ! Pour Viacom, cet argument est fallacieux puisque Google aurait connaissance des contenus qu'il propose sur YouTube. « Il n'est tout simplement pas crédible qu'une entreprise dont la mission est d'organiser l'information du monde prétende qu'il ne peut pas trouver ce qui est sur YouTube », a réagi Viacom dans un communiqué. Google rappelle que des outils de recherche sont à disposition des fournisseurs de contenus et que la longueur des vidéos postées est limitée automatiquement.

C'est dans ce contexte que l'on doit remettre la décision récente de YouTube de commencer (doucement) à rémunérer certains de ses vidéastes. Après avoir négocié durement quelques accords de rémunération avec de grands studios et ayant droits, YouTube commence à payer les créateurs indépendants qui publient leurs vidéos sur le site. Le programme de partage des revenus publicitaires est néanmoins réservé à une toute petite partie des créateurs les plus populaires de YouTube, dans l'esprit de tirer la qualité des vidéos vers le haut et rassurer les annonceurs sur la qualité des vidéos auxquelles leurs messages seront associés. Ici, semble-t-il, on instrumente le pouvoir des foules pour servir des intérêts commerciaux.

Les démêlés de Digg, qui ne sont donc pas finis, montrent aux zélateurs du Web 2.0 que parfois la communauté peut prévaloir sur ses initiateurs. Même au risque de tomber dans l'illégalité ?

ShareThis