Le mystérieux message m'est d'abord apparu sur un panneau publicitaire surplombant la Highway 101, alors que le taxi m'amenait de l'aéroport de San Francisco à Union Square. En grandes lettres blanches sur fond bleu, sans autre indication, on peut encore y lire : « THE ALGORITHM KILLED JEEVES ».
Pour le vieux lecteur d'Agatha Christie, ce type d'annonce met inévitablement en branle les fameuses cellules grises du Poirot qui sommeille en nous et, malgré les neuf heures de décalage horaire et le fastidieux vol transatlantique, la nécessité d'enquêter sur ce « teaser » des plus curieux s'impose immédiatement. Premier réflexe : une facétie de Google. Jeeves est bien sûr l'impayable majordome inventé par P.G. Woodehouse, dont le flegme britannique et l'humour tout en euphémisme ont fait le succès de la série des romans publiés dans les années 1930. L'imperturbable butler avait été choisi comme emblème par le moteur de recherches askjeeves.com, fondé en 1996 et passé public au NASDAQ en 1999. Pouvait-il donc s'agir d'une publicité de son rival historique Google moquant le caractère supposé suranné de ses algorithmes de recherche ?
Car Google manifeste ces derniers temps un appétit féroce pour tous les types de publicité. La presse et la blogosphère ne bruissaient la semaine dernière que des commentaires sur l'acquisition de DoubleClick (pour 3,1 milliards de dollars) et sur l'accord de distribution avec le groupe de communications Clear Channel pour vendre des annonces publicitaires sur ses 675 stations de radio aux Etats-Unis. Google avait acheté la société DMarc Broadcasting, spécialiste du secteur, l'année dernière (102 millions de dollars) ; elle avait également expérimenté avec la publicité dans la presse papier en achetant des pages de publicité dans des quotidiens américains pour les revendre à ses annonceurs. On était donc en droit d'attendre quelques perfidies dirigées contre ses concurrents directs, et contre askjeeves.com rebaptisé ask.com au moment de son rachat par Interactive Media en 2005 (2,3 milliards de dollars en juillet 2005).
Mais mon enquête se compliquait rapidement. Trois jours plus tard, au volant cette fois de ma voiture de location, pour rencontrer les fondateurs français de la startup Kinemo - un service d'animation et de mise en scène des messages texte pour les téléphones mobiles - un autre panneau de même format, mêmes police de caractère et couleurs, au bord de la 101, du côté de Palo Alto, annonçait : « THE ALGORITHM IS FROM JERSEY ». Voilà qui était moins clair.
Une recherche (sur Google !) révélait qu'à New York avait également surgi un message crypté sur un panneau publicitaire : « THE ALGORITHM IS BANNED IN CHINA », ce qui venait ajouter à ma confusion. Le lendemain on lisait sur un panneau publicitaire ornant un mur de Manhattan : « THE ALGORITHM CONSTANTLY FIND JESUS », ce qui achevait de me perdre en conjectures. Quels indices chercher dans l'allitération « Jeeves, Jersey, Jesus » ? Pourquoi une interdiction en Chine ? Une communauté évangélique du New Jersey serait-elle responsable de l'assassinat d'un majordome en Chine ? Bref, mon enquête était au point mort.
L'hypothèse la plus communément admise aujourd'hui, et reprise dans une grande variété de blogs, serait celle d'une campagne diabolique menée par ask.com elle-même pour annoncer son nouveau moteur de recherche. Jusqu'à maintenant, le moteur de recherche utilisait comme algorithme de pertinence celui de la société Teoma, rachetée en 2001, modifié au fur et à mesure des besoins. Premier indice : Teoma, fondée par des chercheurs de l'Université Rutgers, était basée dans le New Jersey où ask.com maintient à ce jour un laboratoire de recherches. Il semblerait donc qu'un nouvel algorithme soit en chantier, sous le nom de code Edison, d’après les annonces de la société ask.com. Edison est un projet qui couplerait la technologie de Teoma à celle de DirectHit, une autre technologie basée, quant à elle, sur l'analyse des clics des utilisateurs dans les pages de résultats, rachetée là aussi par ask.com en 2000 et qui avait été popularisée par le moteur de recherche HotBot, dont on parlait beaucoup à l'époque, en 1999... Edison, « THE ALGORITHM », développé dans le New Jersey, mettrait ainsi fin au moteur traditionnel hérité de (Ask)Jeeves. Alors pourquoi l'interdiction en Chine - une référence à l'épisode peu reluisant de Google cédant aux injonctions du gouvernement chinois ou bien à la campagne de « purification de l'Internet » lancée en Chine lundi dernier par le président Hu JinTao ? Et surtout pourquoi la découverte « constante » de Jesus ?
Le mystère de l’algorithme reste entier.