mercredi, mai 23, 2007

Tigre et dragon dans la finance mondiale

Comme le relevait Jean Peyrelevade dans « Le Capitalisme total », un constat roboratif paru en octobre 2005, « le capitalisme moderne est à la fois désintermédié et institutionalisé ». L'IPO annoncée de Blackstone, l'un des plus gros gestionnaires de fonds d'investissement américain, et le rebondissement inopiné de ces derniers jours provoqué par la prise annoncée d'une participation de 10%, pour 3 milliards de dollars, par le gouvernement chinois, illustre à merveille les contradictions et les changements qui bouleversent aujourd'hui ce capitalisme "moderne".

À l'exception des Etats-Unis, où il reste encore élevé malgré une diminution récente, la détention directe par les ménages du capital des sociétés cotées est en recul rapide dans la plupart des pays développés. Deux modèles s'affrontent en ce qui concerne la part institutionnelle croissante dans la détention de la capitalisation boursière. Dans le premier modèle, parfaitement illustré par les Etats-Unis, l'Angleterre, le Canada, le financement des retraites par capitalisation entraîne la domination des fonds de pension et des compagnies d'assurance. Dans le second modèle, plus évident en France, en Allemagne, en Italie ou au Japon, Etat, collectivités publiques, banques et participations croisées entre sociétés dominent. Laissant de côté le débat, politiquement chargé, sur les mérites comparés des deux modèles, constatons simplement qu'en gros près de la moitié des actions cotées détenues dans le monde le sont de façon indirecte, via des fonds d'investissement. La concentration des titres dans les mains de cette nouvelle catégorie d'institutions, les gestionnaires de fonds, a transformé profondément la nature de la relation entre mandants et mandataires dans un capitalisme anglo-saxon dont les bases se sont singulièrement élargies depuis vingt ans. Simultanément la concurrence entre ces fonds de gestion de coté s'est aiguisée et la règlementation s'est alourdie au motif du devoir de bonne gestion de l'intérêt des épargnants (futurs retraités). C'est, par exemple, la loi Sarbanes-Oxley aux Etats-Unis, dont on débat à nouveau aujourd'hui pour éventuellement en assouplir certaines obligations, mais également, dans d'autres domaines, Bâle II, MiFID, qui sont des exemples activement débattus des nouvelles réglementations visant à maîtriser le courant de cette évolution mondiale.

Les grands fonds de gestion privée, qui sont majoritairement américains, ont donc beau jeu de se gausser de leurs homologues du coté, qu'ils ont l'habitude de ridiculiser les voyant empêtrés dans le maquis insondable des réglementations tatillonnes aux sanctions parfois brutales - que l'on songe à l'affaire Enron qui a contribué au "déballage" du fonctionnement de l'investisseur institutionnel en coté. La logique qui veut que l'attrait du privé pour le gestionnaire de fonds se renforce à la mesure de l'alourdissement des obligations et des devoirs de transparence qui échoient à son concurrent du coté semblait donc clairement établie.

Premier coup de théâtre : Blackstone Group transmet à l'autorité américaine des marchés financiers le document S-1 préparatoire à une introduction au marché réglementé de New York (NYSE, le New York Stock Exchange qui vient d'absorber Eurolist).

Blackstone Group, avec ses pairs comme TPG, Carlyle et quelques autres, est l'un des plus gros gestionnaires de fonds privé du monde. De plus, Blackstone est le grand spécialiste des retraits de cote : une opération consistant à racheter la totalité des titres cotés d'une société listée pour des intérêts privés (près de 370 milliards de transaction pour Blackstone rien qu'en 2006 !). Argumentant précisément de la lourdeur et du coût démesurés de la réglementation pour les sociétés cotées, Blackstone Group propose de racheter ces sociétés et de les retirer de la cote, promettant une gestion privée moins embarrassée des contraintes du coté. (Notons que ce type d'opérations, qui existe également en France, est en général universellement décrié dans notre pays soit au motif du « patriotisme économique » qui ne saurait laisser les fleurons de l'industrie française passer dans des mains étrangères et de plus privées, soit au motif de l'impact social des réorganisations qui suivent immanquablement ces rachats de sociétés cotées.) Or Blackstone Group ne propose-t-il pas aujourd'hui de faire exactement le contraire de ce qu'il prêche !

Une phrase du document S-1 ajoute la confusion à la stupéfaction des milieux financiers à l'annonce de l'IPO : « We intend to be a different kind of public company. [...] While we believe that becoming a publicly traded company will provide us with many benefits, it is our intention to preserve the elements of our culture that have contributed to our success as a privately-owned firm » y dit le CEO Stephen Schwarzman. (« Nous avons l'intention d'être une société cotée d'une nouvelle sorte [...] Autant nous croyons que devenir une société cotée nous apportera de nombreux avantages, autant nous avons l'intention de préserver les éléments de notre culture qui ont contribué à notre succès de société privée. ») On ne peut pas mieux exprimer la contradiction !

Comme le notait le magazine financier The Economist, les premiers bénéficiaires de cette introduction sur le marché sont, au premier chef, le CEO du Blackstone Groupe et sa garde rapprochée de "senior managers". Le S-1 est particulièrement discret sur ce point, mais M. Schwarzman est généralement crédité d'une détention de 40% de la société de gestion, la structure juridique qui sera offerte à la cotation à une valorisation initiale de 40 milliards de dollars. Même si la direction ne pourra vendre immédiatement ses titres sur le marché, les parachutes dorés et les stock-options de nos dirigeants français - dont on se dirige peut-être vers l'interdiction légale sous nos cieux après la récente prise de position de Louis Gallois, tout à fait dans le sens du vent politique ces derniers temps - feront de toute manière figure d'argent de poche. En 2006, Blackstone Group a engrangé plus de 850 millions de dollars de revenus, dont les frais de gestion (en général proportionnels aux montants des fonds gérés).

Mais le calendrier de cette introduction a peut-être aussi à voir avec la proximité de l'avis du Congrès américain que l'on attend aux Etats-Unis sur la taxation des profits réalisés par les fonds de gestion privés. La question est de choisir de fiscaliser les revenus de la part des profits des fonds qui revient à la société de gestion (le « carried interest ») comme revenus (35% aux USA) ou comme revenus du capital (15% aux USA). À l'échelle des montants astronomiques en jeu la question est de taille. Blackstone Group veut-il se hâter avant qu'un éventuel couperet ne tombe qui amputerait massivement ses profits ? TPG, un des autres méga-fonds concurrent de Blackstone, a aussi annoncé son intention de vendre une participation de 20% de sa société de gestion à des fonds de pension public - une démarche plus discrète vers le coté. De là à voir les méga-fonds anticiper un changement de règlementation pour plus de sévérité fiscale...

C'est à ce moment des spéculations que tombe le second coup de théâtre : le gouvernement chinois, par le truchement de la SIE (Société d'investissement de l'Etat), annonce vouloir prendre une participation de 3 milliards de dollars dans Blackstone Group à l'occasion de son IPO. Du coup les introducteurs ont porté de 4 à 7,8 milliards de dollars le montant qu'ils cherchent à lever sur les marchés. Ces 3 milliards de dollars - une paille au regard des réserves de change du pays qui s'élèvent à 1 200 milliards de dollars ! - donneraient à la SIE 10% du capital de Blackstone Group.

C'est "Tigre et Dragon" dans la finance américaine qui s'affole et se répand en rumeurs, contre-rumeurs et se perd en folles spéculations et conjectures depuis ce coup de tonnerre. L'irruption de la Chine dans la finance américaine est de toute évidence vécu comme une agression inattendue.

En effet comme l'ont noté tous les observateurs il s'agit d'un changement de stratégie radicale. Jusqu'à présent, Pékin plaçait la quasi-totalité de ses réserves pléthoriques en bons du Trésor américains, un produit sûr mais à la rentabilité limitée. (La Banque centrale chinoise est à ce jour la deuxième détentrice au monde d'obligations américaines pour environ 600 milliards de dollars.) Ces placements avaient également, et surtout, le bon goût de ne pas mettre la maison USA en faillite compte-tenu de l'accumulation des déficits américains. De plus, avec la baisse du dollar et la soif de rémunérations plus juteuses, le gouvernement chinois a voulu modifier la donne. Il a donc créé la SIE qui devrait gérer entre 200 et 300 milliards de dollars de ces abondantes réserves de la Banque centrale de Chine.

L'année dernière la Chine, via CNOOC la compagnie nationale des pétroles chinoise, avait offert de racheter directement le pétrolier américain Unocal pour 18,5 milliards de dollars contre une offre de l'américain Chevron. L'offre avait déclenchée une levée de boucliers protectionniste d'ampleur inégalée - nous ne sommes pas les seuls à pratiquer le « patriotisme économique » - qui avait fait capoter la proposition chinoise. Leçon de « capitalisme total » bien reçue de Pékin, qui en applique la substantifique moelle en prenant aujourd'hui position un cran plus haut dans la chaîne alimentaire, dans un des plus gros fonds d'investissement américain. Avec toute la subtilité des fils du Ciel : au terme de l'accord signé, la SIE devra conserver sa participation dans Blackstone pendant quatre ans et s'interdit d'investir dans un fond d'investissement concurrent durant les 12 prochains mois. De plus, sur cette période, sa participation devra rester sous le seuil des 10 %. Voyez comme leurs intentions sont pacifiques ; d'ailleurs « peaceful rise » est le slogan lancé par le Président Hu pour le développement économique de la Chine.

Certains observateurs pensent que ces 3 milliards sont seulement le prix de la première leçon d'investissement. En prenant un siège aux premières loges chez Blackstone Group, la SIE paierait pour apprendre à investir dans le non-coté auprès du plus grand praticien de la discipline. Que faut-il attendre quand l'élève aura dépassé le maître ?

D'autres observateurs suspectent le gouvernement chinois de chercher à s'acheter une atténuation des critiques américaines sur le cours artificiellement bas du yuan qui creuse le déficit de la balance commerciale américaine. D'autres rappellent opportunément que Steve Schwarzman a organisé, pas plus tard que le mois dernier, un diner pour lever des fonds pour le parti Républicain de George Bush, un ancien camarade de promo de Yale University. On imagine également que Blackstone a, en retour, des visées sur la Chine, au moment ou son concurrent direct, Carlyle, a échoué l'an dernier dans sa tentative de LBO sur l'équipementier chinois Xugong - toujours au motif du « patriotisme économique » complaisamment resservi aux américains par les chinois.

Quoiqu'il en soit c'est aujourd'hui le communiste qui pratique le capitalisme le plus total, beau renversement de positions ! « Quand la Chine s'éveillera… » prophétisait jadis Alain Peyrefitte...

ShareThis