Le paysage contrasté de l'industrie du logiciel et des services en France ne pouvait mieux être illustré cette semaine dans la concomitance de la seconde édition de « Paris Capitale du libre » et de la parution de l'édition 2007 des indices de l'AFDEL, l'Association française des éditeurs de logiciels.
Malgré une croissance moyenne de 12%, l'AFDEL constate néanmoins que les éditeurs de logiciels français restent trop petits et peu présents hors des frontières. Les cent premiers éditeurs français totalisent près de 4 milliards d'euros de chiffre d'affaires en 2006, mais les deux premiers (Dassault Systèmes et Business Objects) en représentent 47% à eux seuls et l'on compte plus de 2000 éditeurs réalisant moins de 2 millions d'euros, pratiquement exclusivement en France. Le chiffre d'affaire du 100e est de 4 millions d'euros. Quelques points de comparaison pour mettre ces chiffres en perspective : Microsoft affiche 49,5 milliards de dollars de revenus, en haut de l'affiche, la moyenne de l'industrie aux Etats-Unis est à environ 220 millions de dollars. Au plan des capitalisations boursières, pour celles de ces sociétés qui sont cotées : la valorisation de Microsoft à 282 milliards de dollars fait apparaître un P/E (Price/Earning ratio) de 21,34 en retrait de la moyenne du secteur, 29,5 aux USA. À ce compte là, Dassault Systèmes coté à 7 milliards de dollars affiche un P/E de 29,1 tout à fait dans la moyenne ; Business Objects (1 milliard d'euros de chiffre d'affaires, n°2 au classement de l'AFDEL) à 3,7 milliards et un P/E de 54,99 bénéficie des faveurs de la Bourse, idem pour ILOG (145 millions d'euros de chiffre d'affaires et n°8 au classement de l'AFDEL) coté à 236 millions de dollars de capitalisation pour un P/E de 37,7 bien au-dessus de la moyenne.
Le poids de l'Europe est estimé à 50 milliards d'euros, un petit 30% du marché mondial d'après le rapport de l'AFDEL, la France étant devancée par le Royaume Uni (5%) et l'Allemagne (12%), loin derrière les Etats-Unis (23%). Les éditeurs américains sont donc omniprésents en Europe, surclassant les éditeurs locaux dont très peu ont atteint une taille « mondiale ».
Pas d'autodénigrement, en revanche, à la deuxième conférence « Paris Capitale du libre, porte Maillot ces 13 et 14 juin : plus de 3000 visiteurs ont pu se réjouir de d'une croissance attendue de 60% du chiffre d'affaires du secteur du logiciel libre, qui devrait dépasser le milliard d'euros en France, en 2008. L'étude de marché de Markess International, parue à l'occasion de l'événement, indique que si cette croissance est au premier chef soutenue par la demande de logiciels libres des administrations publiques, le nombre d'entreprises privées clientes du libre serait en hausse de 60% pour 2007. Le président du Cigref, Didier Lambert, DSI d'Essilor, y voit un espoir pour les jeunes pousses nationales ; Alexandre Zapolsky, le PDG de Linagora, première SSLL (Société de service en logiciels libres) et organisateur de la conférence, indique que le logiciel libre devrait séduire de plus en plus de grands comptes, poussant d'ailleurs les acteurs du libre à la spécialisation dans les domaines applicatifs et ultérieurement à la course à la taille par la concentration, comme dans le secteur « propriétaire » - Linagora a d'ailleurs absorbé Alia Source, un éditeur français de solutions Open Source de travail collaboratif. Jean-Pierre Corniou, actuel président d'EDS France et qui ne nous avait guère habitué à un tel lyrisme, annonce le logiciel libre comme « tsunami, un bienfait de la mondialisation », avènement de l'ère de l'intelligence collective. Reprise en coeur par les panélistes, la vulgate prévalente qui voudrait assimiler innovation à logiciels libres triomphait : « 200 000 codeurs, parmi les meilleurs du monde, améliorent sans cesse la qualité des logiciels libres. Microsoft ou Oracle n'y arriveront jamais même en délocalisant en Inde » précisait Jean-Pierre Corniou.
Ce dernier point mériterait analyse plus profonde. Une étude d'Evans Data publiée en mai dernier prévoit que le nombre de développeurs atteindrait 19 millions dans le monde en 2010, une croissance de 45% entre 2006 et 2010. D'après Evans Data, en 2010, 43% de ces développeurs seront issus de la région Asie-Pacifique. En 2006, cette région du monde compte d'ailleurs déjà autant de programmeurs professionnels qu'en Europe. (Des croissance explosives sont anticipées en Chine, en Inde, en Russie et au Brésil.) Selon IDC cette fois, les revenus mondiaux des logiciels libres (hors services) ont atteint 1,8 milliards de dollars en 2006 et devraient atteindre 5,8 milliards en 2011 (soit 26% de croissance annuelle). Au plan économique, les chiffres restent encore faibles en comparaison du « propriétaire ». Quant aux « bienfaits » de l'organisation collective du développement Open Source, l'innovation dans ce modèle reste très spécifique et peu étudiée dans la pratique - à l'exception passionnante des travaux des économistes Josh Lerner et Jean Tirole et de ceux, tout aussi indispensables, de Yochai Benkler, dans son livre The Wealth of Networks.
Les efforts sont donc méritoires tant dans le camp propriétaire que dans celui des logiciels libres. Mais comme souvent en France, l'opinion publique est déçue par les résultats qu'elle juste injuste au regard du rang auquel elle estime devoir être reconnue. Le même psychodrame tricolore est rejoué chaque année au moment de la publication du classement des universités dans le monde par l’université Jian Tong de Shanghaï. (Sa dernière édition en fait apparaître deux françaises dans les cent premiers.)
Plutôt que de s'étouffer d'indignation, on se consolera donc en constatant la bonne forme financière de nos grands éditeurs et (très) grandes SSII, la vaillance et la croissance de nos jeunes pousses du logiciel libre (de Linagora à Nuxeo, de Mandriva à DreamFace Interactive, de Talend à Wallix et bien d'autres encore) qui n'ont rien à envier aux startups américaines sur ces sujets, la réorganisation d'ObjectWeb en un OW2 aux accents résolument asiatiques, la prochaine tenue, à Amiens, des « Rencontres mondiales du logiciel libre » (!), et... le rôle réel d'innovateurs français, parfois expatriés, dans le succès de certains grands éditeurs américains