En 1995 - une éternité dans notre ère informatique - un mot d'ordre ralliait tous les constructeurs, en dépit de leur concurrence commerciale acharnée : la migration vers les « open systems », les systèmes ouverts. Se succédaient jadis les communiqués de presse de tous bords annonçant le soutien à Posix, première étape vers un standard Unix ouvert. Les analystes de l'époque accueillaient ces manifestations parfois grandiloquentes avec caution. Quelle sincérité pouvait-on accorder à ces déclarations apparemment contradictoires avec les positions propriétaires sur lesquelles ces mêmes constructeurs campaient par ailleurs ? Ou bien, s'interrogeaient certains, ne s'agissait-il pas des prémices d'un intérêt réel pour le marché, alors à peine bourgeonnant, du client-serveur ?
Douze ans passent et le Web !
Début novembre, Google annonçait « Open Social », une nouvelle plateforme de réseau social en ligne généralement perçue comme une réponse au phénomène Facebook. Pratiquant d'ailleurs ce que cette plateforme prêche, Open Social est une alliance, aujourd'hui constituée des réseaux sociaux Orkut, lancé en 2004 par Google, Xing, Friendster, Hi5, LinkedIn, Plaxo, Newsgator et Ning, autour de la promesse d'API communes et ouvertes.
Il s'agit d'une manoeuvre d'escalade significative dans une guerre qui ne dit pas encore son nom autour des publicités et des widgets. D'une part, Google attaque Facebook au coeur de sa stratégie propriétaire volontairement affichée. La livraison publique des API permettant à des tiers de développer des applications pour Facebook avait provoqué l'accélération phénoménale de la croissance du site social en mai dernier. Ces applications, qui ont proliféré à un rythme inouï depuis, sont en revanche enfermées sur le site Facebook et ne fonctionnent pas sur d'autres sites sociaux. D'autre part, Google a réussi à entraîner dans Open Social des acteurs d'horizons plus larges que celui des seuls sites communautaires, comme Newsgator, spécialiste des flux RSS, Plaxo, au départ partage de contacts, Ning, développement de communautés en ligne, mais également des éditeurs de widgets pour Facebook, déjà reconnus, comme iLike, Flixster, RockYou et Slide intéressés par le portage de leurs développements vers d'autres plateformes.
L'escarmouche brutale de la semaine dernière au cours de laquelle Facebook annonçait l'ouverture du site aux publicités ciblées a donc certainement laissé des traces chez Google. Baptisées « Social Ads », les publicités ciblées de Facebook apparaissent à côté de l'affichage des activités des « buddies » Facebook de votre compte sur le site social : vous recevez donc des publicités pour le produit, la musique, la vidéo que vos relations Facebook ont publiés sur leurs propres pages du site. Social Ads met la recommandation au service de la diffusion de publicité, une pierre dans le jardin de Google.
Le succès de Google repose, entre autres, sur le délicat équilibre entre intrusion et information des publicités que le site diffuse et qui sont au coeur de son business model (NASDAQ:GOOG plus de 200 milliards de dollars de capitalisation). Pas assez ciblées, les publicités apparaissent vite comme intrusives, trop visiblement destinées à faire acheter ce dont on n'a ni besoin, ni parfois même idée. Très ciblées et pertinentes au contraire, leur caractère de réclame s'efface progressivement et les publicités s'apparentent alors à de l'information. Google, comme Amazon dont le système pionnier de recommandation engendre aujourd’hui une part non négligeable des revenus (20% à 30%), déploie donc de considérables efforts pour que sa régie développe le meilleur rendement de transformation de publicité en information. Or le système de recommandation par affinités sur lequel est basé Facebook est intrinsèquement producteur de ciblage affiné et de pertinence, ce qui justifie la menace qu'il fait porter sur les autres géants de la publicité en ligne.
Cependant le modèle actuel des API de Facebook, catalyseur efficace de son hypertrophie récente, a probablement des limites aussi. Ces API, en effet, sont conçues de façon à inciter les développeurs tiers de widgets Facebook à conserver leurs données dans leurs propres bases. La widget Flixster ignore la widget iLike, quand bien même toutes deux sont réunies sur la page personnelle d'un utilisateur Facebook, chacune conserve ses propres données sans partage (ou très limité). Mais alors les données les plus probablement intéressantes pour servir les publicités de Social Ads sont elles mêmes enfermées dans les widgets Facebook, hors d'atteinte des autres widgets et de Facebook lui-même ! La fermeture des API bornerait ainsi le niveau de finesse de la plateforme de recommandation Social Ads et, corrélativement, augmenterait la valeur des widgets individuelles.
Google l'a semble-t-il bien vu qui essaye aujourd'hui d'attirer ces éditeurs de widgets Facebook vers son propre réseau Open Social. D'ailleurs on pourrait s'attendre à ce que Google et Facebook se disputent rapidement le rachat des éditeurs de widgets Facebook indépendants les plus en vue, de façon à préempter tactiquement leurs déploiements réciproques de plateformes publicitaires en ligne. Ce qui, pour l'instant, nous laisse dans l'expectative sur la régie de Microsoft/MSN et sur la nouvelle plateforme Panama de Yahoo!. Par contraste, ont rejoint rapidement Open Social des compagnies comme Engage.com, Hyves, imeem, Six Apart, Tianji, Viadeo et le poids lourd, MySpace (News Corp).
Mais est ce vraiment suffisant au plan stratégique ? Tim O'Reilly l'a probablement le premier noté, Open Social simplifie la vie du développeur inquiet de la portabilité de ses widgets d'un réseau social à l'autre. Que fait-il réellement pour l'utilisateur ? Open Social ne permet pas vraiment d'exploiter les mines des données rassemblées isolément par chacune des widgets. Au-delà de se contenter de widgets portables d'un réseau à l'autre, il faudrait des widgets capables d'utiliser les données disponibles dans tous ces réseaux. Open Social n'y est pas encore mais la philosophie qui y prévaut est la bonne : l'emploi de technologies et d'API ouvertes.
Cette remarque redirige alors l'attention vers d'autres acteurs qui, pour certains encore sous le radar, travaillent à ouvrir ces widgets-silos de données. SixApart, d'après la rumeur tout entier à la préparation d'une prochaine IPO après son acquisition de LiveJournal, commence à laisser filtrer les signaux adéquats montrant qu'il s'intéresse de près au problème, en insistant sur OpenId et OAuth des protocoles ouverts de gestion des identités et d'authentification. DreamFace Interactive, qui vient de livrer la seconde version d'un framework Open Source de développement et publication de mashups, propose une approche originale (une « DataWidget » pour combiner les données et vue interactive) déjà employée, par exemple, pour des widgets Facebook ouvertes comme 360Gadget. Netvibes, bien sûr, partenaire Open Social, tente de promouvoir son UWA (Universal Widget API) et ClearSpring son système de publication universel, LaunchPad. Sous les auspices favorables de l'annonce d'Open Social, c'est peut-être de ces jeunes pousses et autres innovateurs qu'il faut attendre la prochaine étape de la mutation incessante des applications Web.
En tout cas, dans un contre-pied parfaitement minuté, Kleiner Perkins, la plus célèbre firme de capital-risque de Californie qui vient de recruter le récent Nobel Al Gore – quelle firme française de capital risque oserait recruter Albert Fert ! – , vient d'annoncer qu'ils ne financeront plus de sociétés Web 2.0, point final. À bon entendeur...