Le vieil homme longiligne déplie lentement sa haute silhouette du fauteuil où il était assis et se dirige d'un pas vif vers l'estrade. Petit à petit le silence se fait dans la chapelle de la Sainte Famille à Talence, alors que géant à l'oeil pétillant se dresse dans la lueur des vitraux. Le petit groupe de communiants réuni dans la nef, en plein recueillement, s'apprête à recevoir la parole d'un des pères fondateurs de leur art. Car il s'agit non pas d'une religion ni d'une secte mais bien d'un art : « The Art of Computer Programming ». Et l'orateur qui commence à parler d'une voix forte n'est autre que Donald E. Knuth, l'auteur de cette véritable encyclopédie de la programmation.
Exceptionnellement de passage en France, pour recevoir un doctorat honoris causa de l'Université de Bordeaux 1 mardi dernier, c'est bien Don Knuth, généralement considéré comme l'inventeur et le théoricien de génie de la science mystérieuse de l'algorithmique, qui nous fait l'honneur de nous faire part de ses nouvelles excursions combinatoires. Voilà que le septuagénaire passionné nous embarque avec lui dans un voyage au coeur de structures de données imprévues et inédites : diagrammes binaires de décision « maigres » dont l'énumération le conduit aux « dérangements de Genocchi », aux permutations de Dellac, puis aux « pistolets de Dumont » irréductibles pour finir par cheminer dans les « parcours de Seidel ». Une occasion unique de suivre aux côtés d'un grand maître les sentiers moins fréquentés de la recherche informatique moderne.
Don Knuth est, en effet, une figure célèbre et reconnue de l'industrie informatique. Un inspirateur ! Les trois volumes de son Art of Computer Programming, rédigés au début des années 1970, sont la référence encyclopédique de tous les informaticiens du monde. Knuth a attaché son nom à une variété incroyable d'algorithmes fondamentaux (Knuth-Bendix en théorie des groupes, Knuth-Morris-Pratt pour le « pattern matching », Trabb Pardo-Knuth, Knuth-Schönhage pour le PGCD de polynômes, Robinson-Schensted-Knuth en combinatoire, etc.) maintenant omniprésents dans nos applications informatiques quotidiennes, des traitements de texte jusqu'aux moteurs de recherche. Il a également développé quasiment seul le système de typographie, d'écriture et de publication d'articles scientifiques TEX et METAFONT à une époque où les interfaces graphiques n'étaient encore qu'un vague projet de recherche au Xerox PARC. Ce système, repris et développé par une suite grandissante d'enthousiastes, est employé par la communauté scientifique dans le monde entier depuis plus de 25 ans pour la rédaction de tous les travaux destinés aux publications techniques. Son évolution récente, CWEB, toujours pilotée par Don Knuth vise à donner aux programmes le statut d'oeuvres littéraires (« literate programming »), mêlant ingénieusement code, commentaires et démonstrations mathématiques. À la retraite (industrieuse) depuis quelques années, Don Knuth s'est remis à la rédaction des quatre prochains volumes annoncés du The Art of Computer Programming, dont les fascicules du quatrième volume circulent depuis quelques temps sur le Web.
Ayant rendu dans sa présentation un discret et délicat hommage à de nombreux mathématiciens français Don Knuth devait assister ensuite à un véritable colloque organisé en son honneur au cours duquel la fine fleur des laboratoires français de recherche en combinatoire et en algorithmique vint présenter des développements modernes des idées originales de ce père fondateur. On discuta savamment de comment compter, en temps et espace limités, les mots différents dans de très grands volumes de texte avec application directe aux résultats des requêtes des moteurs de recherche ou à la détection d'intrusion et d'attaques par déni de service dans les réseaux informatiques. On disserta doctement sur comment trouver rapidement le plus grand commun diviseur des nombres immenses et inimaginables utiles à la cryptographie et à la sécurité des données. On s'interrogea sur comment déterminer la performance d'un algorithme sur un corpus de données particulier, comment trouver rapidement l'intersection de listes très longues et comment compresser des forts volumes de texte avec application à la gestion des bases de données biogénétiques et à la recherche médicale. Un programme fascinant où les sujets en apparence simples, comment dénombrer ? comment reconnaître ? loin d'être épuisés sont au contraire sources inépuisables de renouvellement d'idées trouvant immédiatement ancrage dans les secteurs contemporains les plus avancés : grands volumes de données, génétique, simulation à grande échelle, physique, etc. Au fur et à mesure du déroulement des exposés, un large sourire s'affichait sur le visage de Don Knuth, visiblement à la fête !
Large sourire également pour Giorgio Parisi, reçu, quelques semaines auparavant, sous les lambris impressionnants de l'Académie des Sciences, quai Conti. Le physicien, spécialiste de mécanique statistique, était le récipiendaire du prix Microsoft pour la Science en Europe décerné par Microsoft joint pour cette récompense aux deux académies prestigieuses, la Royal Society de Londres (1660) et l'Académie des Sciences de Paris (1666), représentées respectivement par Jean-Philippe Courtois, président de Microsoft International, Martin Taylor, Professeur de mathématiques, et Edouard Brézin, cheville ouvrière du CEA, ancien président du CRNS et physicien émérite. Mais je ne sais pas ce qui était le plus impressionnant : les marbres augustes des Cauchy, Monge, Liouville, Lagrange surplombant la salle tricentenaire où se sont déroulés tant de débats scientifiques ou bien d'être assis, voisinant avec Michel Talagrand, Jacques Friedel, Olivier Faugeras et même Anatole Abragam - nonagénaire en pleine forme ! - dont les noms révérés émaillaient nos livres de cours en prépas scientifiques !
Parisi était couronné par Microsoft Research pour ses travaux sur le parallélisme dont on sait maintenant, depuis que Craig Mundie, passé plusieurs fois en Europe, à Bruxelles et Paris cette année, s'en est publiquement ouvert, que c'est un des sujets importants pour le géant de Redmond. Ce sont des travaux que Giorgio Parisi avait en fait réalisé comme en passant pour s'attaquer à des problèmes de physique des particules, de verres de spin et de physique quantique. La machine parallèle APE (Array Processor Expansible) qu'il avait mise au point pour des calculs de chromodynamique quantique reste à ce jour une des plus rapide au monde.
Ainsi les profils exceptionnels de Parisi et de Knuth, réunis par les circonstances à si peu de temps d'intervalle dans les honneurs rendus par une plus jeune génération scientifique et technique française, font immanquablement penser dans ce mélange du théoricien et de l'expérimentateur de génie à celui de Robert Hooke, membre, fondateur quant à lui, de la Royal Society en 1660, élève de Robert Boyle, rival de Newton, et arpenteur-reconstructeur de Londres avec Wren après l'incendie qui détruisit la ville en 1666. Et finalement, on se dit que malgré ses déboires la recherche européenne, et française, a peut-être encore son mot à dire !