La dernière note publiée par le Centre d'analyse stratégique le 7 janvier dernier s'interroge sur l'efficacité des incitations publiques françaises en faveur du capital-risque. Elle vise le cœur d'un débat qui agite depuis bien longtemps les sphères de l'investissement en capital privé en France et qui a, bien sur, pris une douloureuse ampleur depuis l'explosion de la bulle Internet. En effet, « pensée unique » ou non, la discussion semble s'enliser dans un dialogue de sourds qui voudrait que, d'une part, les investisseurs institutionnels ne souhaitent pas investir en « private equity » car ils jugent trop faible sa rentabilité financière et que, d'autre part, ce faisant, ils contribuent à l'évanouissement progressif de l'espèce en voie de disparition que constitue la PME innovante en croissance. Cette déplorable attrition entraîne, à son tour, l'atonie des marchés règlementés, historiquement de création récente et de taille bien modeste en France et en Europe continentale pour cette classe d'investissement, et un volume étique de transactions de fusions-acquisitions, fermant la boucle de la perception généralisée du manque de rentabilité de tels investissements. C'est ce dont la puissance publique, guère à cours de métaphores animales par contre, s’inquiétait naguère en constatant que bien peu de « gazelles » figuraient dans le cheptel hexagonal.
L'historique et les chiffres rappelés par la note confirment cette fable moderne de La Fontaine. En France, malgré des échecs successifs tous les gouvernements ont depuis 1983, date de création du Second marché, désespérément cherché à créer les conditions de liquidité et de taille favorables des marchés réglementés. Enviant l'insolent succès du Nasdaq américain (3.134 valeurs cotées pour 3.600 milliards de dollars de capitalisation fin 2007), plusieurs tentatives de créer de toutes pièces des marchés de valeurs de croissance ont eu lieu en Europe, dans la deuxième moitié des années 1990. D'abord dans une perspective nationale affirmée, ont vit apparaître autant de marchés que de pays : Nouveau marché en France, NeuerMarkt en Allemagne, Nuevo Mercato en Italie, et leurs équivalents en Espagne, en Belgique et aux Pays-Bas, sans compter Easdaq et l'AIM britannique. Rapidement amenés à se regrouper pour partager leurs moyens marketing, mais toujours pas interconnectés, ces marchés bourgeonnants du continent prennent alors de plein fouet la débâcle hivernale post-bulle Internet : la liquidité se tarit, les investisseurs fuient éperdument, les cours s'effondrent et les marchés ferment les uns après les autres sans avoir pu mûrir jusqu'à une taille critique. L'Easdaq, racheté par le Nasdaq qui entretenait à l'époque des vues hégémoniques sur l'Union européenne, fait le constat de son échec et ferme également mi-2003. Seul l'AIM résiste (1.684 valeurs cotées pour 143 milliards d'euros), alimenté par des investisseurs américains et anglais. Malgré ces déceptions, Euronext repart de l'avant et crée un nouveau marché des valeurs de croissance, Alternext, en 2005, avec l'ambition d'accueillir toutes les PME de la zone euro. À fin 2007, force est de constater qu'il reste cependant embryonnaire : une centaine de sociétés y sont (laborieusement) cotées pour 5 milliards d'euros de capitalisation totale. Et le coup de grisou de la crise du « subprime mortgage » s'annonce malheureusement comme durable : « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés », La Fontaine encore.
Concomitamment les dispositifs incitatifs à la levée de fonds décrétés par les gouvernements successifs français proliféraient et, en particulier, les mesures dirigées vers le grand public se multipliaient notablement depuis la fin des années 1990. Définition du statut fiscal des sociétés de capital-risque en 1985, définition des FCPR, les fonds communs de placements à risque, et de leurs dérivés grand public, les FCPI, fonds communs de placement dans l'innovation, assortis de leur « carotte fiscale », renforcement de l'Agence nationale de valorisation de la recherche (ANVAR) puis, à marche forcée, son rapprochement avec la BDPME et la SOFARIS, culminant avec le phagocytage récent de l'Agence de l'innovation industrielle, énième avatar colbertiste inventé par les « grands groupes industriels nationaux » - rappelez-vous les « noyaux durs » du capitalisme à la française -, la lyrique Société Unipersonnelle d'Investissement Providentiel inventée en 2002 et passée dans la loi de Finance 2004 sous le nom de Société Unipersonnelle d'Investissement à Risque - appel masqué au retour prodigue des nomades fiscaux et autres « réfugiés ISF » - qui réglemente le statut de « business angel », l'aménagement durable lui-même qui vole au secours de la PME méritante avec les FIP, Fonds d'investissement de proximité, dont la définition byzantine réinvente à proprement parler la géographie régionale, Caisse des dépôts et consignation, enfin, truchement de l'Etat investisseur et actionnaire, garant de la solvabilité, Statue du Commandeur investisseur de dernier recours et réassureur général du private equity en France : l'Etat est encore et toujours partout présent pour se substituer à un fonctionnement majoritairement privé comme celui qui prévaut aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Mais là on se heurte sans doute à une première résistance structurelle (ou culturelle) dans un pays où domine encore l'idée d'un « grand méchant marché » (pour reprendre le titre à peine ironique de l'essai de Thesmar et Landier) qui fait de la « mondialisation » et de la « libéralisation » deux gros mots intolérables.
Cette polarisation autour du rôle prépondérant de l'Etat et, en conséquence, sur le soutien essentiellement public à l'entrée (mesures fiscales pour le grand public) et à la sortie (création et réglementation de marchés) caractérise le paysage de l'accompagnement financier actuel en France. Entre l'entrée et la sortie il y a un vide qui ne cesse de s'accroître et qui met en péril toute la construction, en limitant considérablement l'impact et l'efficacité de ces soutiens envahissants de la puissance publique.
Premier déséquilibre : l'interventionnisme public sensible dans la levée des fonds destinés à l'innovation est redoutablement efficace. Le ciblage des incitations fiscales (FCPI, FIP, FCPR, SCR, suppression partielle de l'impôt de Bourse, exonération « Madelin » sur Alternext, amendement ISF de la dernière Loi de Finances) fonctionne à plein rendement : les ménages français contribuent à plus de 15% des levées de fonds du capital-investissement tous fonds confondus, à comparer aux 6% américains et 5% anglais ! En revanche, suivant le principe des vases communicants, l'engagement des investisseurs institutionnels français reste faible en comparaison des acteurs américains et anglais. Il est peut-être utile de rappeler que l'emballement de la débâcle boursière Internet du début de siècle aux Etats-Unis est aussi partiellement du à l'engouement massif d'un public de boursicoteurs américains pour ces valeurs soigneusement entretenu par la communauté financière et les intérêts politiques du pays. Les incitations publiques ont alors un rôle plus qu'ambigu puisqu'elles tendent à exposer à un risque élevé des investisseurs particuliers moins informés et précisément les plus vulnérables au risque de perte.
Second déséquilibre : comme la part des investisseurs institutionnels est en Frnace comparativement plus faible qu'ailleurs, les levées de fonds sont principalement assurées par des fonds de pension d'origine étrangère, souvent américaine. Sofinnova, le « fleuron du capital-risque français » avait défrayé la chronique il y a quelques mois, lorsque son président publiait un éditorial virulent dans la presse quotidienne déplorant que le fonds qu'il venait de lever pour investir en France et en Europe n'avait été souscrit pratiquement que par des institutionnels anglais et américains. (Déplorer le succès d'une levée de fonds, nous qui, modestes et obscurs soutiers, rencontrons les plus grandes difficultés à lever nos propres fonds d'investissement, me fait l'effet d'un luxe incompréhensible ou du comble de l'audace de la politique de communication ! Mais passons...) La France se distingue également par le faible poids des fonds de fonds, notamment privés, qui sont des structures de mutualisation de participations dans plusieurs fonds de capital-investissement, dits alors primaires.
Troisième déséquilibre : la faiblesse du capital-risque et le petit nombre de PME de hautes technologies en croissance s'auto-entretiennent certainement. Dans les secteurs du logiciel et des télécommunications aux Etats-Unis, par exemple, ces PME sont très actives dans le rachat des startups à peine plus jeunes qu'elles, y trouvant souvent là des relais de croissance. C'est aussi comme ça que des Microsoft, Cisco, Yahoo!, Oracle et Google ont su grandir rapidement. Hélas, en France, ces profils d'entreprise sont rares et celles qui en partagent l'esprit encore plus rares. C'est un deuxième obstacle structurel de taille dans l'écosystème français, d'autant plus difficile à franchir qu'il résulte d'un désintérêt pour ces entreprises cumulé depuis des années.
La France utiliserait la Caisse des dépôts et consignations (CDC) pour protéger ses entreprises et défendre ses « intérêts économiques primordiaux », déclarait le président de la République. Résurgence ou non du « patriotisme économique » et des fameux onze secteurs protégés qui faisaient couler naguère beaucoup d'encre, quel peut-être le rôle de la CDC, encore embourbée dans la pantalonnade tragique du rachat des actions EADS, face aux colosses des fonds souverains qui s'éveillent au Moyen et à l'Extrême-Orient ? Il semble là que l'on veuille donner raison à Jean Peyrelevade qui, dans Le Capitalisme Total, écrit : « La mondialisation nie l'Etat-Nation et n'accepte spontanément le politique que dans la mesure où celui-ci l'aide à s'étendre. Ce complice supposé est-il encore capable de faire valoir sa prééminence et de contester au capitalisme total son rôle nouveau d'organisateur de la société ? Le combat vaut d'être mené pour essayer de rendre le désir légitime d'enrichissement des actionnaires mieux accordé aux nécessités d'un développement plus respectueux de l'avenir et de l'équilibre social. ». Mais peut-on y parvenir, comme pour la cigarette et les OGM, par voie de décret et de réglementation unilatérale ?
De la faiblesse du capital-risque et de la difficulté à faire émerger un marché des valeurs de croissance, laquelle est la cause et laquelle est la conséquence s'interroge le Centre d'analyse stratégique. Il faudra bien pourtant sortir de cette circularité si l'on veut garder présent à l'esprit l'admonition de l'économiste Daniel Cohen dans ses Trois leçons sur la société post-industrielle : « l'Occident ne gardera pas longtemps le monopole de la prospérité ».