jeudi, avril 30, 2009

Et l'on rit dans la piraterie !


La réflexion sur les usages du Net mérite certainement mieux que les
pantalonnades pathétiques qui nous sont données en spectacle ces
derniers temps. En France, le projet de loi « Création et Internet »
dit « Hadopi », qui a été repoussé il y a peu par l’Assemblée
nationale dans des conditions rocambolesques, repassera devant la
chambre autant de fois qu'il le faut pour qu'il soit voté — le
Président et la Ministre en font un point d'honneur. En Suède, la
transcription dans le droit national de la directive européenne IPRED
(Intellectual Property Rights Enforcement Directive) est entrée en
vigueur le 1er avril — choix judicieux de date ! —
dans une implémentation particulièrement totalitaire qui rappelle les
meilleures feuilles du texte de la loi Hadopi.

 



La Suède toujours, fort opportunément pour nos députés transformistes
à vue, vient de condamner lourdement les fondateurs du site The Pirate
Bay
(TPB), LE site de téléchargement peer-to-peer démonisé par
l'industrie de l'édition musicale. Les trois fondateurs et le business
angel
qui les a financés au démarrage ont été condamnés à un an de
prison ferme et 2,7m d'euros de dommages et intérêts par la justice
suédoise, excédée, il est vrai, par les provocations répétées du site
qui se clamait très publiquement — au point de fonder un
parti politique — « le premier site de téléchargement
BitTorrent ». Voilà qui devrait faire réfléchir d'ailleurs tous les
heureux assujettis à l'impôt de solidarité sur la fortune en France
qui cherchent fébrilement ces jours-ci la rédemption fiscale et
l'onction de la loi TEPA. S'improviser business angel sur l'incitation
ferme de la puissance publique peut parfois mener insensiblement au
délit et peut-être même au pénal ! Le juge suédois a déclaré que « les
utilisateurs de TPB sont les premiers coupables » mais que les
responsables du site les ont aidés dans leurs actes de
contrefaçon. Des complices en somme ! On voit ici combien est grande
la scandinave mansuétude puisque les internautes sont déclarés
coupables mais les complices trinquent. (Curieusement, le juge, Tomas
Norstrom, a confirmé appartenir à la Swedish Copyright Association et
siéger au conseil d'administration de la Swedish Association for the
Protection of Industrial Property
, deux associations de défense des
droits d'auteur au sein desquelles il a pu côtoyer les trois membres qui
ont représenté l'industrie du divertissement au cours du procès.)

 



En tout cas pas de telle pusillanimité sous nos cieux républicains et
sourcilleux : l'autorité nouvelle, Hadopi, agira par coupure d'accès
après sommations d'usage, sur dénonciation sans preuve d'acteurs
privés travaillant dans ou pour l'industrie du divertissement et des
médias. Dans le même élan coercitif, un sous amendement glissé par
M. Kert, député UMP des Bouches-du-Rhône, dit que « la collaboration
entre une entreprise de presse et un journaliste professionnel porte
sur l’ensemble des supports du titre de presse tel que défini au
premier alinéa de l'article L. 132-35 du code de la propriété
intellectuelle, sauf stipulation contraire dans le contrat de travail
ou dans toute autre convention de collaboration ponctuelle ». Les
journalistes perdent ainsi leur droit de regard sur la republication
de leurs articles dans tous les médias, y compris électroniques, d'un
groupe de presse.

 



C'est le même principe que le Google Book Search Settlement Agreement
: avis aux auteurs, vous avez jusqu'au 5 mai pour vous précipiter sur
le site et y réclamer votre droit de regard sur vos ouvrages. Passée
cette date, c'est Google qui fera en pratique ce qu'il voudra sur
leurs publication en ligne après numérisation — même pour les auteurs
non américains du moment que leurs livres sont accessibles aux
Etats-Unis ! Et pourquoi donc Google ne subirait-il pas en retour les
foudres de l'Hadopi ? Libraires, éditeurs, bibliothèques, auteurs ont
pourtant du souci à se faire devant l'hégémonie impérialiste et
scélérate qui menace l'exception culturelle française... Ne faut-il
pas que Mme Albanel entame immédiatement la riposte graduée contre
Google en envoyant séance tenant un courrier électronique de première
sommation, elle qui recevait naguère Mats Carduner de Google à bras
ouverts pour lui demander — défense de rire sinon coupure d'IP —
« des suggestions et des recommandations » afin « d'augmenter la
visibilité du patrimoine culturel français sur Internet » ? Pour être
complet ajoutons que la justice américaine vient d'ouvrir une enquête
sur cet accord établi entre Google et les associations d'auteurs en
octobre dernier autour de Google Books Search, ledit accord violerait
les lois antitrust.

 



Peut-être serait-il plus judicieux de surveiller et punir les
internautes finalement. Suggérons de demander à NKM, dans le cadre
grandiose de France Numérique 2012, d'instaurer une taxe sur le
keyword recherché sur Google depuis une adresse IP située en
France. (Beaucoup plus simple pour remplacer la taxe professionnelle
que l'équation insoluble d'une éco-taxe carbone !) Collectée, par
exemple, par les fournisseurs d'accès qui reverseraient une soulte au
Trésor Public chaque année, l'abonnement mensuel serait majoré d'une
taxe pour chaque terme recherché sur Google. Comment cela pourrait-il
marcher ? Il suffirait pour cela de chercher l'inspiration chez nos
amis du Céleste Empire. Pour expérimenter à la maison — attention
cette petite expérience vous signalera certainement aux autorités de
censure chinoise et inscrira à n'en pas douter votre adresse IP dans
la liste noire des odieux suppôts de la piraterie :

 




  • Ouvrez un autre onglet dans le navigateur que vous êtes en train de
    consulter et pointez le vers baidu.com, le site de recherche basé
    en Chine — et leader devant les autres dans ce pays.


  • Cherchez un terme anodin comme « Internet » et obtenez une série de
    résultats d'apparence banale.


  • Cherchez maintenant « Falun Gong », le nom connu d'une secte
    religieuse dissidente poursuivie par le gouvernement chinois.


  • Le navigateur vous notifiera probablement d'une erreur technique
    (connexion interrompue, serveur inaccessible, délai d'attente
    dépassé ou autre). Essayez alors de revenir sur la page d'accueil
    de baidu.com et là-aussi : soudain problème technique pour un site
    auquel vous accédiez sans difficulté une seconde auparavant. Il vous
    faudra attendre quelque peu avant que la connexion soit finalement
    rétablie.



Une taxe Google se rapprocherait, dans l'esprit si ce n'est à la
lettre, de celle qui frappe tous les supports vierges pouvant contenir
des oeuvres culturelles vendus en France : CD et DVD inscriptibles,
par exemple, mais également iPod et autres lecteurs MP3, et même
bientôt les clés USB et disques durs externes. Depuis plus de vingt
ans, cette taxe est censée dédommager les ayants droit (artistes,
producteurs, interprètes...) pour la copie de leurs ouvres sur un
support autre que celui acquis à la base. C'est la rémunération pour
copie privée. D'ailleurs tout acheteur de media vierge ou de lecteur
MP3 et de smartphone est évidemment un délinquant en puissance
susceptible de priver Mmes et MM. Adjani, Kaas, Aznavour, Hallyday,
Voisine ou Renaud du privilège de (peu) payer leur impôt dans les
paradis fiscaux honnis de la liste noire, gris taupe, anthracite ou
gris muraille !

 



Car au-delà des ripostes techniques que les militants du Web espèrent
opposer à l'inexorabilité de la loi Hadopi (streaming, complexité
accrue du triple play, serveur d'anonymat...), au-delà des esprits de
pointillisme juridiques qui espèrent encore que
les remontrances de Bruxelles viennent contrer l'inévitable cavalier
seul français, il me semble légitime de poser plutôt la question du
nouveau régime de surveillance qui s'instaure progressivement. Passons
aussi rapidement sur la question des moyens attribués à l'éventuelle
Hadopi — si l'on en juge par l'impécuniosité chronique de la CNIL
dénoncée depuis tant d'années, il est prématuré de s'inquiéter de
l'impact réel de cette haute autorité sur les comportements réels des
internautes. Loin donc des provocations à l’égard d’un gouvernement qu’il
est maintenant de bon ton de conspuer, supposé représentatif d’une
France bien pensante et proche des préoccupations d’une industrie du
disque moribonde, ici comme ailleurs, il convient de s'interroger sur
l'analyse qui soutient le projet de texte et sur la pertinence des
« solutions » qui prévaudront au final.

 



Le constat de départ du texte, comme aux Etats-Unis, et comme l’avait
été la loi DADVSI en son temps, repose sur la volonté d'enrayer le
piratage d'oeuvres au format numérique — un sujet sur lequel nul
gouvernement ne se serait risqué sans d’insistantes pressions de
certains professionnels et industriels de ces métiers. L'origine de
l'idée de contrer le piratage est donc selon toute vraisemblance
privée. Le diagnostic d'origine privée serait le suivant : l’industrie
du disque, dont le chiffre d’affaires s’est écroulé, comme chacun
sait, ces dernières années, maintient constamment y voir le résultat
d’un piratage de masse. L’industrie du cinéma, qui regarde elle aussi
d’un mauvais oeil les échanges de fichiers peer-to-peer, seul visé
aujourd'hui, et dans une moindre mesure, l’industrie du jeu vidéo
auraient rejoint celle du disque dans ce lobbying discret mais
efficace. Il est facile de condamner les échanges illicites, car non
rémunérés, d’oeuvres protégées par le droit d’auteur. Mais tout ce qui
est simple et de bon sens n’est pas forcément juste, et encore moins
inaliénable. L’avènement du numérique a menacé une forme d’échange de
bien culturels auparavant contrôlée et source de profit — comme dans
la presse traditionnelle confrontée aux sites Web d'actualités en
ligne. Cela n’a pas eu que des aspects négatifs, donnant à toute une
génération accès à une culture auparavant inaccessible car trop chère
pour être consommée en masse ou absente des médias de grande diffusion
: c'est la théorie de la « longue traîne », d'où peuvent pourtant être
tirées de nouvelles sources de profit comme le montrent
quotidiennement les Amazon et les Google. Pour ces industriels des
médias le « retour à la raison » face à la libération explosive de la
musique et de la vidéo numérisée sur le Net consisterait à revenir au
statu quo antérieur où prévalait leur mainmise complète sur la
diffusion limitée et contrôlée du bien culturel — cet usage est celui
de la rareté, du bien précieux, de l’achat parcimonieux du CD audio,
autant d'attributs qui disparaissent une fois numérisés.

 



Au plan technique on retiendra la métaphore fondatrice du texte de loi
: celle du radar routier qui contrôle le flux de citoyens motorisés
sur le réseau routier et autoroutier. Le dispositif technique s'en
écarte néanmoins sur un certain nombre de points assez révélateurs.

 



D'abord les flux de fichiers protégés par le droit d’auteur seront
surveillés par des sociétés privées, payées par les ayants
droits. Elle ne relève donc pas, comme pour les radars autoroutiers,
de la puissance publique directement. Cependant la question de la
traçabilité effective de l'IP, objet de cette surveillance, est
problématique. Les trackers BitTorrent, par exemple, sont (sciemment
?) pollués d'adresses IP aléatoires, cryptées ou totalement
innocentes. La question est évidemment primordiale puisque sa réponse
conditionne la faisabilité du dispositif central de la loi Hadopi. En
faisant l'hypothèse qu’une IP fautive soit identifiée, la société de
surveillance se rapproche alors du FAI correspondant, et se voit
théoriquement présentée l’identité de l’abonné fautif. Les frais et
les impératifs techniques de cette étape ne sont pas totalement
négligeables, et en discussion avec les FAI. La société de
surveillance dénonce alors l’internaute fautif à l’Hadopi, laquelle se
charge d’appliquer des sanctions dans le cadre de la maintenant fameux
riposte graduée. Le plus intéressant, à mon sens, est la possibilité,
prévue dans le texte, d'imposer à l’abonné de s’équiper d’un logiciel
homologué par l’Hadopi, censé le surveiller jusqu’à lui garantir un
comportement conforme. Ce « mouchard » n'est évidemment pas défini et
n'existe pas encore : il serait payant et pas forcément compatible
avec tous les systèmes d'exploitation du marché ! (Notons que dans le
cas des bornes WiFi il paraît difficile de déléguer la sécurité à un
des mouchards des ordinateurs connectés.) Enfin, la présence d'un
mouchard est elle-même une vulnérabilité supplémentaire : l'affaire du
rootkit qui profitait du DRM imprudemment distribué à l'insu des
utilisateurs par Sony BCG a été hélas vite oubliée !

 



Le réseau de surveillance privée ainsi créé et adoubé par la puissance
publique sera, on l'imagine aisément, rapidement confronté à des
problèmes techniques, légaux — au plan du droit des données privées
et du respect de la vie privée, par exemple, nonobstant le silence
assourdissant de la CNIL sur le sujet Hadopi —, sans parler des
conflits d'intérêts inextricables. (Alors que dans le même temps on
glose sans fin sur la présomption d'intrusions informatiques du réseau
Greenpeace par des officines de barbouzes retraités commandités par
l'électricien public, signaux pourtant avant-coureurs de la Nouvelle
surveillance style Hadopi — deux poids, deux mesures.)

 



Une idée radicale serait de recourir en masse — internautes français,
réagissez ! — à l'encryption généralisée des connexions IP et des
échanges. Et ceci avant que l'Internet Nouveau promis par le
projet CleanSlate de l'Université de Stanford et soutenu par tous les
grands opérateurs monopolistiques de réseaux ne prennent les devants !
D'autant plus que les mesures technique Hadopi ne visent, pour
l'instant, exclusivement que les réseaux peer-to-peer de première
génération (à la BitTorrent) sans avoir apparemment vu le
développement rapide des réseaux P2P anonymes, des possibilités des
réseaux mobiles mesh, du streaming et des serveurs d'anonymat.

 



Après la séquestration des patrons, il est temps de passer à grande
échelle et de pratiquer la séquestration des internautes.

 



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