Le 2 avril dernier Microsoft et TomTom déposaient, chacun de son côté,
dans l'État de Washington et en Virginie respectivement, une notice of
dismisssal without prejudice qui mettait brusquement fin à un
contentieux entamé le 25 février dernier par le géant de Redmond. Tout
est évidemment dans le « without prejudice » qui, en légalais
d'outre-Atlantique, n'exclut pas que le cas soit ultérieurement ramené
devant un tribunal par une des parties, si l'autre ne se conforme pas
aux termes de la transaction établis entre celles-ci.
Cette fameuse transaction qui met un point final, mais peut-être
seulement temporaire, aux hostilités engagées fin février est décrite
comme un « accord » par TomTom mais comme un « accord de licence » par
Microsoft dans son communiqué de presse. L'insistance de Microsoft à
faire référence aux brevets qu'elle détient fournit une grille de
lecture de ce nouvel épisode de la guerilla entre le camp Linux et
l'éditeur de Redmond.
Depuis l'échauffourée Novell-Microsoft de novembre 2006, qui aboutit à
l'engagement de Microsoft à ne pas poursuivre en justice les
utilisateurs de SuSE Linux — la distribution rachetée par Novell —
et uniquement eux, moyennant une couverture légale portant sur les
brevets et un accès autorisé au portefeuille de brevets de l'un et de
l'autre, ainsi qu'un versement de plusieurs centaines de millions de
dollars à un Novell exsangue, Microsoft déploie une stratégie
exploratoire des nouveaux champs que lui ouvriraient ce pacte de
non-agression mutuelle dans le camp adverse.
C'est bien une invitation à payer que Microsoft décochait ainsi le 25
février dernier à TomTom N.V., le leader des systèmes GPS, sous la
forme brutale d'une plainte, avec copie à l'Internationl Trade
Commission de Washington, portant sur la violation supposée par TomTom
de huit brevets détenus par Microsoft :
- Cinq brevets ayant trait à l'informatique de navigation embarquée à
bord d'un véhicule (numéros 6,175,789 ; 7,054,745 ; 6,704,032 ;
7,117,286 et 6,202,008) dont la lecture pourrait d'ailleurs
inquiéter tour fabricant de systèmes de navigation GPS. - Trois brevets plus anciens (numéros 5,579,517 ; 5,758,352 et
6,256,642) portant sur les systèmes de fichiers dits FAT (File
Allocation Table) et les noms de fichiers courts et longs et leur
équivalence.
Ce sont ces derniers, en particulier, qui ont provoqué un émoi
bruyant dans la communauté Linux prompte à s'enflammer aux premiers
bruits de bottes de l'ennemi atavique. Cet emballement soudain avait
poussé Horatio Gutierrez, l'avocat de propriété intellectuelle de
Microsoft, a calmer le jeu comme si la vivacité de la réaction avait
surpris Microsoft. Il avait alors insisté sur « la préférence de
Microsoft pour la signature de licence d'exploitation avec ses
partenaires, même ceux qui utilisent Linux » — tout était dit.
FAT est une précieuse relique des temps immémoriaux de MS-DOS, dont le
mythe fondateur nous ramène au démiurge Bill Gates lui-même et à
l'employé n°1 de Microsoft, le méconnu Mark McDonald, charriant en
1976-77 un code à la dense texture pour la gestion des floppies dans
la version NCR de l'impérissable Microsoft Disk Basic.
En 1979, poursuit le récit mythique, Tim Paterson, à l'époque employé
de la société Seattle Computer Products découvre FAT sur le stand que
SCP partage avec Microsoft à la National Computer Conference. Paterson
s'empare de l'idée et l'implémente dans le système de fichiers de
86-DOS (QDOS : Quick and Dirty DOS), un système d'exploitation tout
neuf pour les cartes mères 8086 à bus S-100 de SCP. C'est ce 86-DOS
qui fut racheté par Microsoft et devint le point de départ pour MS-DOS
version 1.0, livré pour le premier IBM PC en août 1981. Comme tout
code à vocation provisoire il a donc persisté, cru et embelli — si
l'on peut dire — pendant plus de trente ans, se répandant à toute
forme de stockage magnétique jusqu'à nos modernes clés USB.
C'est cette ubiquité qui, malgré l'appel opportuniste de Jim Zemlin de
la Fondation Linux à abandonner FAT ou la généralisation d'un ext4
stable dans le noyau Linux, impose, en particulier dans l'embarqué, de
rester compatible avec le format trentenaire. Sinon on rend périlleux
l'échange et la transmission de données sur support magnétique,
disque, flash ou autres.
TomTom, comme nombre d'autres fabricants d'équipements, a choisi Linux
comme base du système d'exploitation embarqué pour ses applications
« métier », la navigation GPS. Et, tout comme nombre d'autres
fabricants, TomTom cherche à assurer la compatibilité avec
l'omniprésent système FAT. La page GPLv2 du site Web cite la liste
exhaustive des librairies Linux et des librairies tierces utilisées
dans ses produits où figure, comme il se doit, en bonne placedosfstools
une bibliothèque utilitaire pour accéder et
travailler avec les systèmes de fichiers FAT sous Linux.
Les connaissances opératoires sur FAT relèvent au mieux d'une
tradition orale folklorique transmise de hacker à fanatique du reverse
engineering. (La page de documentation des spécifications de FAT32 sur
le site de Microsoft est protégée par un accord de licence ! Je ne
peux donc rien vous en dire.) Il y a trois tribus de FAT, les FAT12,
FAT16 et FAT32, dernier maillon d'une évolution calquée sur celle des
capacités de stockage des supports magnétiques au cours des âges. La
bibliothèque et l'outil dosfsck
sont l'oeuvre de
Werner Almesberger et de Roman Hodek, prolixes contributeurs au noyau
Linux depuis 1992. On y trouve, en particulier, l'injonction à
l'obésité suivante :
static void get_fat(FAT_ENTRY *entry,void *fat,unsigned long cluster,DOS_FS *fs)
qui est le sésame de l'accès aux secteurs du disque stockant les
fichiers recherchés. (Et au passage permet également de
celer fort secrètement une information précieuse et confidentielle
dans certains champs inoccupés des secteurs FAT, une technique
élémentaire de l'analyse forensique semble-t-il.)
TomTom, suivant en cela la GPLv2 à laquelle il se conforme
scrupuleusement, remet également en ligne à la disposition du public
sa version du dosfstool
telle qu'elle est employée dans
ses propres produits. C'est peut-être ce sentiment de vertu outragée
devant la plainte assénée par Microsoft qui le poussa à répliquer, le
16 mars dernier, et à déposer à son tour une (contre-)plainte à
l'encontre de Microsoft devant un tribunal de Virginie. Pourquoi en
Virginie ? C'est parce qu'apparemment dans cet État, précisément dans
l'Eastern District, la justice est expéditive et la plus rapide des
USA — seulement huit mois en moyenne entre le premier dépôt et le
jugement ! (Ces tribunaux sont surnommés les rocket dockets.) Et que
TomTom n'a pas les moyens d'attendre : plombés par
l'acquisition de TéléAtlas pour 2,9 milliards d'euros en 2008, les
comptes de TomTom sont en lourdes pertes et la perspective d'une
procédure traînant en longueur contre un titan aux poches pleines
comme Microsoft n'est certainement pas très engageante. Il n'est pas
difficile d'imaginer que quand l'occasion de transiger s'est
présentée, TomTom n'a pas tardé à crier « pouce ». (Je sais, je sais...)
À l'occasion on apprend aussi comment ont été brevetées
les indications pour tourner à une intersection ainsi que
l'affichage des points de vue pittoresques par un système de
navigation...
Dans une telle plainte, relative à une violation de brevets, l'issue
est généralement soit le retrait des éléments en infraction avec les
brevets du produit incriminé, soit le paiement contractualisé d'une
licence d'exploitation des brevets et leur maintien dans le produit en
question. Là où réside l'ambiguïté de la transaction provisoire entre
TomTom et Microsoft est qu'il semble que les deux options constituent
simultanément les termes de la transaction : TomTom s'engage à retirer
de ses produits, sous 2 ans, la fonctionnalité relative aux noms de
fichiers longs sous FAT et néanmoins à payer une licence
d'exploitation — montants non révélés — à Microsoft pour les huit
brevets mentionnés. En retour, chacun s'engage à une paix mutuelle
pendant cinq ans et TomTom se déclare en parfaite conformité à la
GPLv2 — comment concilier cette déclaration avec l'usage commercial
d'une licence d'exploitation de brevets ? Mystère !
À la lumière de la communication financière de TomTom, cette décision
de transiger vite n'est peut-être pas aussi surprenante que certains
observateurs semblent vouloir le penser. L'escarmouche crée cependant
un précédent dans les difficiles et complexes relations entre
Microsoft et la communauté de l'Open Source. Eben Moglen avait déjà
attaqué, il y a deux ans, l'accord Novell-Microsoft sur la base de la
nouvelle définition de la « propagation » de travaux Open Source dans
la GPLv3 : le communiqué de Microsoft et de TomTom prend d'ailleurs
bien soin de préciser la version en question ici est la version 2 de
la GPL. Pour le Software Freedom Law Center, que Moglen dirige, cette
transaction n'implique nullement que TomTom fût en infraction avec les
brevets de Microsoft ni que ces derniers ne fussent valides ni que
même l'accord entre les deux parties ne contredît les licences des
noyaux Linux ou des autres codes que TomTom utilise. La
Public Patent Foundation est moins affirmative et s'interroge sur
l'infraction éventuelle à la GPL qu'entraînerait cet accord entre
Microsoft et TomTom.
Relisons donc Montaigne, en laissant à votre sagacité le soin
d'imaginer qui est Xerxes et que sont ces voluptés : « Xerxes estoit
un fat, qui, enveloppé en toutes les voluptez humaines, alloit
proposer prix à qui luy en trouveroit d'aultres ; mais non gueres
moins fat est celuy qui retrenche celles que nature luy a
trouvées ». (Livre III des Essais.)