En juillet dernier Google, déjà connu pour le système d'exploitation Android destiné aux smartphones, annonçait travailler sur un autre système d'exploitation, Chromium OS. La semaine dernière, Google prenait de vitesse les observateurs en en mettant le code en Open Source. Prévoyant une disponibilité générale pour l'année prochaine, Google précise que cet OS à été conçu pour la population « qui passe le plus clair de son temps sur le Web ». La stratégie de contournement du poste client est évidente, dans un mouvement de confrontation explicite avec Microsoft — mais faisant également entendre sa petite note dissonante dans l'orchestre des Linux orientés poste de travail. Chromium OS s'articulera autour du navigateur renforcé pour servir de conteneur d'applications. (Profession de foi : « All apps are web apps. The entire experience takes place within the browser and there are no conventional desktop applications. ») Ce renforcement s'appuie sur des innovations dans le multithreading, dont les bases ont été jetées dans le navigateur maison de Google, Chrome, et dans la vitesse et la sécurité du modèle d'exécution. À ce sujet, Microsoft n'est pas en reste, et la division Microsoft Research travaille depuis le début de l'année à Gazelle, un nouveau navigateur mâtiné de système d'exploitation.
Pratiquement au même moment — et il est difficile de croire à l'indépendance totale de cette séquence d'annonces —, Google livre un nouveau langage de programmation, rien moins : Go. Fruit de l'esprit fécond de l'ancienne génération : Ken Thompson (Turing Award, co-inventeur d'Unix aux Bell Labs, d'UTF-8 et Plan 9 avec Pike), Rob Pike (Plan 9 et Inferno aux Bell Labs, UTF-8), et de la nouvelle : Robert Griesemer, Russ Cox, Ian Taylor, Jini Kim et Adam Langley, Go, se veut un avatar moderne, rapide, parallèle, sécurisé et Open Source de C++. Ce qui, pour l'anecdote, provoque le plus grand désespoir de Keith Clark et Francis McCabe qui avaient mis au point en 2003 un langage pour la programmation de systèmes multi-agents, appelé quant à lui Go! — noter le « ! » qui fait toute la Yahoo-esque différence. (Sans parler de l'éphémère tablette de Go Corp.)
Cette floraison soudaine de logiciels n'est pas anodine à l'heure où s'engage entre les titans du Web la bataille du cloud computing dans laquelle Microsoft jette ses forces derrière Windows 7. Contre-attaque brillante sur le terrain de l'Internet du futur, de ses langages et de ses systèmes d'exploitation, à l'heure où la récente promesse du magnat de la presse Rupert Murdoch de déréférencer tous ses sites de contenus de Google laisse à penser que la messe n'est peut-être pas tout à fait dite sur les moteurs de recherche et la publicité en ligne malgré la prévalence de Google (63,5% de toutes les recherches en 2008, toujours en croissance).
Pourquoi mettre ainsi une croix sur près de 25% du trafic Web sur le trésor de la couronne, le site du Wall Street Journal ? En dépit des présomptions du contraire, le Citizen Kane australien n'est peut-être pas affecté de gâtisme mais bien plutôt illuminé d'un redoutable machiavélisme. L'idée diabolique ne consisterait-elle pas à attirer un Microsoft par les news alléché et à tenir à Bing à peu près ce langage : pourquoi ne vous vendrais-je pas le droit exclusif d'indexer le contenu de mes sites de média ? Ne seriez vous point prêt à payer espèces sonnantes et trébuchantes, et au denier douze, pour un tel privilège ? Ceci mielleusement adressé à un Bing, en position de challenger, qui cherche à se développer tous azimuts, comme en témoigne le récent accord avec Wolfram Alpha...
Imaginons un instant que tous les autres acteurs des médias suivent Murdoch et s'avisent de mettre aux enchères le privilège d'indexer leurs précieux contenus et leurs flux d'actualités, comme dans le modèle actuel de la publicité en ligne où Google règne en maître. La suprématie de Google, contre laquelle fusent aujourd'hui certaines critiques — notamment sur le règlement Book Search, et pas qu'en notre douce France — en serait peut-être ébranlée au prix de l'incommodité pour les internautes de savoir sur quel moteur chercher quel contenu au gré des alliances ainsi scellées.
Le PDG de News Corp. espère-t-il renverser le modèle qui conduisit Google à sa première place actuelle ? Il n'a certainement pas oublié, en revanche, qu'échoit par ailleurs en juin 2010 l'accord exclusif de 2006 entre MySpace — autre site phare du groupe — et Google sur la recherche et la publicité en ligne, aux termes duquel Google garantissait $900m de revenus à News Corp !
Quant à Microsoft, quelle meilleure occasion de se saisir de ce moment opportun où toute la presse et les médias traditionnels sont contraints à une remise en question, parfois dramatique, de leur identité et de leur entreprise, pour les armer de Bing en vue d'un ultime et héroïque baroud de résistance à l'envahisseur numérique de Mountain View ? À l'occasion du lancement du moteur de recherche onomatopée en Angleterre, Peter Bale, producteur exécutif de MSN UK aurait rencontré discrètement des représentants du Financial Times, de News International, d'Axel Springer, d'Associated Newspapers et de quelques autres médias européens. On imagine aisément la teneur des conversations.
Alors urgence à réagir de la part de Google ou déploiement inflexible d'une stratégie froidement élaborée ? Chromium OS, Chrome et Go, un contre-feu au coeur même des plates-bandes du géant de Redmond avec la perspective de rééditer le « coup » Android ? En effet, les opérateurs se ruent sur le système d'exploitation pour smartphone, qu'ils considèrent comme le moindre des deux maux, comparés au succès croissant de l'iPhone et du Blackberry qui leur fait effectivement perdre le contrôle de l'interface graphique utilisateur — qui figure la promesse de nouveaux services payants. En préférant l'interface graphique Open Source de Google ils voient une échappatoire salutaire à cette nouvelle menace. Du coup, peut-on s'interroger, pourquoi les opérateurs paieraient ils un jour Google pour la version non Open Source d'Android ? Aha ! nous dit Bill Gurley. Peut-être parce que Google est prêt à les payer pour ce faire en rétrocédant une partie des revenus de la recherche sur la version payante de la plateforme — une marge arrière illustrative d'un modèle inédit : « moins cher que gratuit » ! Et pourquoi s'arrêter là ? Si un HP, un Acer ou un Dell s'engageait à construire des netbooks basés sur Chromium OS et le navigateur Chrome, ils bénéficieraient dans le modèle « moins cher que gratuit » d'un partage de revenus sur chaque recherche effectué sur leurs machines... et renforceraient au passage Google, clic après clic ! Inversion fascinante du modèle traditionnel de Microsoft qui lève la taille et la gabelle Windows sur les constructeurs et pour qui le débat sur le prix de Windows pour les netbooks est toujours un problème.