L'un des sujets évoqués par Noam Chomsky lors de la brève visite à Paris qui provoqua, la semaine dernière, quelques remous et querelles de préséance dans l'intelligentsia parisienne, est celui qu'il apelle le « problème Orwellien ». Au plan philosophique, le linguiste qui n'a pas la langue dans sa poche met en effet en perspective le « problème platonicien », comment développe-t-on une connaissance si profonde du monde alors que notre perception en est si limitée ?, et le problème Orwellien, comment développe-t-on une connaissance si limitée du monde alors que notre perception en est si vaste ?
 
Dans son livre Knowledge of Language (1986), l'un de ses efforts les plus réussis pour faire une synthèse abordable de sa théorie linguistique — controversée elle-aussi —, Chomsky conclut par un bref chapitre intitulé « Notes on Orwell's Problem » (Notes sur le problème d'Orwell). Après une discussion sur la Nov-langue, Chomsky cite Harold Lasswell (1902-1978), un sociologue américain ayant étudié les mécanismes de la propagande et qui a conclu que « we must avoid 'democratic dogmatisms', such as the belief that people are 'the best judges of their own interests' » (« on doit éviter les 'dogmatismes démocratiques', comme la doctrine qui veuille que les gens soient 'les meilleurs juges de leurs propres intérêt' »). Selon Chomsky qui reprend cette conclusion, « Propaganda is to democracy as violence is to totalitarianism » (« la propagande est à la démocratie ce que la violence est au totalitarisme »). L'étude du langage placé, selon Chomsky, à l'intersection de la pensée (connaissante) et de la perception, a donc résolument engagé Chomsky sur le terrain de la critique politique et, en particulier, de celle de la politique étrangère des USA. À écouter sa conférence au Collège de France, on se demandait comment Chomsky pouvait réconcilier la fabrication orwellienne du consentement avec la créativité linguistique infinie qu'il théorise précisément dans sa « grammaire générative universelle ».
 
Ne regardons pas plus loin que la Commission juridique du Parlement européen à Bruxelles pour trouver une magnifique illustration du problème orwellien de Chomsky, d'ailleurs pratiquement simultanée au déminage par l'explication de texte du linguiste à Paris. La commission a en effet adopté, mardi 1er juin, le rapport Gallo sur la propriété intellectuelle sur Internet, à 13 voix contre 8. Ce rapport d'initiative, c'est-à-dire non législatif, vise à « renforcer l'application des droits d'auteur sur le Web », explique l'eurodéputée UMP Marielle Gallo. La lecture du rapport montre, d'après la Quadrature du Net, l'usage de la langue administrative assimilant piratage numérique à contrefaçon physique (Attendu G), donc à infraction des droits de propriété intellectuelle et donc violation de la propriété intellectuelle (Attendus A, E, et F) , d'où lien avec le crime organisé (Attendu J) — on s'arrête juste avant l'inférence suivante, que nos modèles américains franchissent parfois pour amener du crime organisé au terrorisme, mais on laisse notre grammaire générative, entraînée par la séquence, poursuivre la logique à son terme. Il y est essentiellement proposé de reproduire au niveau européen un dispositif comparable à celui adopté en France avec la loi Hadopi 2 : un Observatoire européen du piratage et un dispositif de répression avec riposte graduée. Comme dans le cas de Chomsky, on s'inquiète donc vivement de la réconciliation éventuelle des deux positions contradictoires : d'un côté, la logique répressive doucereuse du rapport contre le partage de fichiers en ligne, et au passage de son soutien à l'accord ACTA et à la création de « polices privées » du droit d'auteur — des Blackwater de la guerre contre le piratage en ligne —, et de l'autre côté, la compréhension qu'une économie florissante de la création se construit aussi avec les internautes et non contre eux. Partage, piratage, pistage — c'est bien de la linguistique !
 
Débat linguistique chomskien qui agite aussi les allées du pouvoir : discret en France, les « zones noires » à raser après le passage de Xynthia devenues des « zones de solidarité » où l'on ne pourra désormais, à cet énoncé, que verser des larmes de joie solidaire au spectacle du bulldozer pénétrant dans le salon de la demeure familiale au travers de la porte vitrée, et bien plus bruyant au Parlement américain à propos des plans prétendumment ourdis par la FCC pour « prendre le contrôle d'Internet ». Les parlementaires américains s'inquiètent soudain des vélléités attribuées à l'administration Obama à contrôler Internet. Attention : Nov-langue à l'oeuvre ! Premier rappel, d'esprit parfaitement chomskien : le gouvernement contrôle déjà Internet aux USA par le moyen d'une myriade de lois CFAA, ECPA, DMCA, and CALEA par exemple. Mais, seconde constatation d'importance, le terme « Internet » lui-même englobe à la fois le réseau de transport des communications et ces communications elles-mêmes : synecdoque sans nul doute intéressée ! À l'heure où la FCC s'interroge sur une révision de sa doctrine sur la réglementation du haut débit, à la lueur du cas Comcast/BitTorrent, le Congrès américain, quant à lui, s'interroge carrément sur la pertinence même de la FCC. L'argument est, ici encore, tout linguistique — ontologique, pour être pédant. L'esprit de libéralisation de l'accès à Internet prévalant dans les années 95-96, à l'adoption du 1996 Telecommunications Act, amena la FCC à le classer comme « telecommunications service » au titre I du Communications Act de... 1934, avec, au final, peu de contraintes. De nombreuses contestations s'en suivirent, en particulier des opérateurs américains qui militaient pour reclasser l'accès à Internet comme « information service » au titre II de cette même loi. Ce titre II leur permettait alors de réclamer l'ouverture de l'accès (le dégroupement), en particulier auprès des cablo-opérateurs, pour le dernier mile. En 2005 une cour jugeait que la classification au Titre I était inacceptable, arrêt qui fut lui-même cassé par la Cour Suprême immédiatement après. Aujourd'hui le chairman de la FCC, Julius Genachowski, ressort l'idée de la reclassification au Titre II comme nécessité vitale au développement de la liberté de parole — la langue, vous dis-je —, de l'économie et des emplois américains. Ses détracteurs n'ont pas tardé à réagir en dénonçant l'instauration à venir d'une « Nouvelle surveillance » d'Internet sous le contrôle panoptique d'une FCC totalitariste.
 
Chomsky, tout éminent linguiste qu'il soit, n'aurait pas dit mieux.