Amazon ou la déconstruction de l'objet culturel. (14.11.2005)
Point n’est besoin d’évoquer Derrida, metteur en scène de la philosophie post-moderne de la « déconstruction », pour s’étonner de l’annonce d’Amazon qui se propose de mettre en vente sur son site la consultation des livres « à la page lue ». Probablement inspiré par le succès d’iTunes d’Apple Computer, qui a bouleversé l’industrie de la musique en ligne en « déconstruisant » les albums par la mise en vente de chansons à l’unité, Amazon a annoncé, la semaine dernière, deux nouveaux services dans un ambitieux programme dit « Innovative Digital Book Program » –– programme d’innovation pour un livre numérique. Le premier, Amazon Pages, permettra, selon le communiqué de presse, aux lecteurs et aux consommateurs de n’acheter que les pages des livres dont ils ont besoin (sic), à la page, à la section, au chapitre ou à la totalité de l’ouvrage. Le second, Amazon Upgrade, complètera ou doublera, en fait, l’acquisition d’un livre sur le site par un accès en ligne complet à son contenu sur Amazon.
Amazon proposait déjà un service en ligne, que ceux que fascine, comme moi, la culture de l’écrit trouvaient extraordinaire à savoir Search Inside qui permet de chercher le contenu même des livres proposés en vente sur le site, dont ces nouveaux services sont présentés comme le prolongement. Déjà assez ébahis par l’idée qu’avec d’un côté Google, pour la recherche instantanée dans le monde virtuel de l’écrit sur le Web, du présent moderne et immédiat, et Search Inside d’Amazon, de l’autre, pour la recherche dans le monde physique de l’écrit, du passé riche, ancien et érudit, nous disposions d’une bonne implémentation de la Bibliothèque de Babel imaginée par J.L. Borges (sans parler de la mémoire de l’immédiat proposée par The Wayback Machine d’Alexa), je dois dire que cette nouveauté nous arrive comme une étrange surprise.
Évidemment l’annonce n’est pas innocente : elle arrive au moment précis où Google Print est arrêté net dans les starting blocks par des considérations juridiques liées au copyright et aux droits d’auteur (Industrie traditionnelle : 1 – Web : 0) mais aussi où Apple, avec la combinaison iPod/iTunes, a fait voler en éclat la mainmise des éditeurs, et de manière retentissante, dans le domaine de la musique (Industrie traditionnelle :0 – Web : 1). Les réactions sont, on l’imagine, nettement scindées en deux catégories. Pour les uns il est difficile, voire inconcevable, d’envisager à quel besoin répondrait l’achat du seul paragraphe 77b du Ménon de Socrate ; pour les autres, au contraire, la perspective de n’acheter que la recette n°3 du livre de cuisine, ou le chapitre 17 de Beginning Programming with Java for Dummies, représente une alternative très séduisante au pensum (supposé ou réel) de la lecture de l’ouvrage.
Sans entrer dans un débat, assez spécieux au fond, il est néanmoins remarquable de constater que cette idée du « livre numérique personnalisé » est une nouvelle illustration d’une notion qui prend corps dans différentes autres sphères liées à la culture et à la transmission des connaissances selon laquelle le « lecteur » ne peut plus se contenter de simplement « lire » (cf. Une Histoire de la lecture d’Alberto Manguel, un précurseur du genre) mais doit devenir à son tour auteur. Mais là aussi, un « auteur » bien particulier, aussi éloigné de « l’écrivain » que peut l’être aujourd’hui le lecteur silencieux du livre au texte figé en comparaison de l’auditeur absorbé par la récitation à voix haute du rhapsode antique déclamant une épopée vivante et improvisée mais néanmoins fidèle à la transmission orale. Ce nouveau lecteur-auteur moderne recompose son ouvrage numérique personnel de bric et de broc, de fragments épars glanés ici et là, de résultats de recherches précises et ordonnées (maintenant outillées avec les moteurs de recherche à l’indexation jamais rassasiée) et de collisions laissées au hasard d’une navigation portée de lien hypertexte en lien hypertexte.
Déjà le « zapping » télévisuel a préparé une génération entière à une forme fragmentée, instantanée, de consommation et de remâchage de l’information. Le clip audio et vidéo, qui fit la fortune de MTV, déborde aujourd’hui sur les mobiles – ironie McLuhannienne, un grand opérateur de téléphonie mobile se payait la semaine dernière encore une pleine page de publicité (écrite !) dans un grand quotidien du soir de la presse nationale pour annoncer un service de diffusion de clip vidéo sur les micro-écrans de nos téléphones cellulaires. La « playlist » devient l’alpha et l’omega de la musique devenue numérique. Le blog débite les opinions et les réactions en petits articles d’une ou de quelques pages. Pour cette même génération la communication personnelle devient aussi obligatoirement immédiate, le SMS supplante le courrier électronique et le téléphone : 160 caractères maximum là où les correspondances entre Mme Sévigné et sa fille s’épanchaient sur des dizaines d’années et des volumes entiers (d’ailleurs indexés, la boucle est bouclée, dans le Search Inside d’Amazon – en anglais !). Dès lors, le pas supplémentaire vers des remix de livres numériques se place en droite ligne de cet éparpillement annoncé et, peut-être, tout à fait "naturel".