mercredi, août 30, 2006

Quand la Chine change le Web. (17.11.2005)

Dans son livre "Comment la Chine change le monde", Erik Israëlewicz argumente et développe la thèse que la formidable croissance économique de la Chine - jamais un pays si peuplé, 1,3 milliards d'habitants, n'avait connu une croissance économique aussi forte, 8 % par an en moyenne, pendant si longtemps, 25 ans - change le monde au moins aussi profondément et durablement que le monde à changé la Chine dans le dernier quart de siècle. La démesure, l'appétit, les moyens et l'état d'esprit qui caractérisent cet essor ont pour résultat de faire basculer les grands équilibres économiques de la planète du côté du consommateur plutôt que de celui du producteur. C'est la demande qui pilote ces renversements de puissance et non plus l'offre que le consumérisme de masse avait établie avec la forme américaine du capitalisme au XXe siècle.

La Chine s'intéresse aussi de très près au monde virtuel. Sur Internet aussi ses 130 millions d'internautes - un nombre en croissance lui aussi hyper-rapide - représentent une "super puissance". Cependant, comme le note le rapport de Reporters sans frontières sur la gouvernance d'Internet, opportunément publié au moment où s'ouvre le Sommet mondial sur la société de l'information, la Chine fait partie de la liste "noire" des pays où la liberté sur Internet est la plus limitée. Mais contrairement à la fameuse liste noire des compagnies aériennes que M. De Villepin ne veut pas voir atterrir en France, qui comportait cinq noms parfaitement inconnus, celle de RSF en revanche en comporte quinze et se lit comme du Bush-Cheney dans le texte : Chine, Corée du Nord, Cuba, Iran, Lybie, Népal, Belarus, Birmanie, Arabie Saoudite, Ouzbékistan, Iran, Syrie, Tunisie, Turkménistan et Vietnam. Que le sommet se passe à Tunis, dans un pays que le rapport qualifie de cyber-répressif, et se déroule dans des rumeurs persistantes d'opération de propagande des autorités et dans des soupçons, apparemment étayés pas les agressions récentes de journalistes et de représentants de la société de l'information en marge du sommet, d'alibi à une orientation répressive de la politique intérieure du pays laisse à penser que rien de concret n'a des chances de déboucher de ces débats.


Où plutôt si : le maintien du statu quo avec l'accord obtenu à l'arraché, la veille même de l'ouverture du sommet, entre Américains et Européens sur la gestion du réseau des réseaux. Une semaine de négociation très tendue n'a abouti que tardivement à un accord assez vide de substance : Washington conserve le contrôle de l'adressage - les fameux serveurs DNS et la cartographie des noms de domaine - au travers d'une société de droit privé, ICANN, qui bien qu'elle clame son indépendance, reste en vérité dans l'ombre politique du ministère américain du commerce (qui siège massivement à son Conseil d'administration). De la proposition de l'Union Européenne visant la mise en place d'un nouveau modèle de coopération qui intégrerait les gouvernements pour les questions de noms, de numérotage et d'adresses sur Internet, il ne reste aujourd'hui que la promesse de la création d'un "forum" international où les questions de gouvernance ne relevant pas strictement de la gestion des noms de domaine et de l'adressage, comme la cyber-criminalité, la lutte contre le spam et les virus, seront discutées sous l'égide de l'ONU.


Des pays comme la Chine, l'Iran, l'Arabie Saoudite ont quant à eux complètement reconstruit et centralisé l'architecture du réseau sur leurs territoires. Cette centralisation, en opposition avec le développement réparti et la croissance protéiforme pourtant caractéristique de l'Internet, leur permet de construire des îlots "aseptisés" dans l'océan de la Toile et de contrôler qui y a, ou non, accès. L'application de technologies de filtrage, achetées dans un premier temps aux Etats-Unis (par exemple à Secure Computing, Cisco ou Sun qui s'en défendent vivement), permet alors non seulement de bloquer et de contrôler l'accès de l'information entrante (l'Arabie Saoudite revendique fièrement le blocage de 400,000 sites !) mais également de mettre en oeuvre une censure, se doublant parfois d'une répression active.


Et suivant le même argument qu'avance Erik Israëlewicz, la Chine, en particulier, est maintenant en passe de peser sur le comportement du monde sur Internet, comme elle le fait dans l'économie du monde réel. On se rappelle qu'en juin 2005 c'était Microsoft qui se pliait aux exigences chinoises et empêchait les bloggeurs chinois hébérgés sur MSN de publier des contenus n'ayant pas l'aval des autorités ; récemment, Yahoo! Hong-Kong livrait au gouvernement chinois les données permettant de localiser le dissident Shi Tao condamné en avril 2005 à dix ans de prison pour "divulgation illégale de secrets d’Etat à l’étranger". De même la Chine devenant progressivement elle-même fournisseur d'accès pour certains pays voisins comme la Corée du Nord, l'Ouzbékistan ou le Kirgistan, elle exporte ce modèle de filtrage sur le mode "viral" chers aux marketeurs du Web de la première heure, accroissant, cette fois de manière active, le contrôle qu'elle veut exercer sur la Toile.


Et en France nous dira-t-on ? Rappelons que, votée le 15 novembre 2001 en urgence, et quasiment à l’unanimité au terme d’un débat inexistant, la Loi sur la sécurité quotidienne (LSQ) a porté à un an la durée de conservation des archives de toutes les activités en ligne des clients des fournisseurs d’accès à Internet. Elle autorise par ailleurs les juges à recourir aux "moyens de l’Etat soumis au secret de la Défense nationale" pour décrypter les messages. Le projet de loi sur l’économie numérique (LEN), présenté par le gouvernement en janvier 2003, a vocation à transposer en droit français la Directive européenne de 2000 sur le commerce électronique. La LEN introduit une clause sur la responsabilité civile et pénale des prestataires techniques. Et en septembre 2005, Dominique de Villepin avait tranché: les logiciels de filtrage et de contrôle parental vont devenir une fonction intégrée à l’accès internet. Si les modalités restent à fixer, les FAI devraient donc fournir et activer automatiquement ces dispositifs. (C'était avant les émeutes, du temps où le contrôle parental n'évoquait qu'un icone supplémentaire dans la guirlande ornant le coin inférieur droit de nos écrans...)


Du coup, entre les exigences maximalistes, et lourdes d'intentions masquées, de la Chine et de l'Iran qui voulaient transférer le contrôle de l'Internet aux Etats via l'ONU et les Etats-Unis, inamovibles dans leur mainmise sur l'Internet, il n'y avait de toute manière guère de place que pour le statu quo.

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