vendredi, septembre 01, 2006

Google dans l'arène politique par Jean-Marie Chauvet
Jeudi 26 janvier 2006

Google n’attire pas que les éloges. En France, Serge Eyrolles, Président du Syndicat national de l’édition vitupère contre le moteur de recherche au motif qu’il aurait numérisé sans autorisation préalable des ouvrages du fonds Gallimard. La simple publication d'un extrait doit en effet, en France du moins, faire l'objet d'un contrat de cession de droit. «Seule la citation est gratuite à condition qu'elle ne dépasse pas un paragraphe», explique Serge Eyrolles. (Un paragraphe, combien d’octets ?) Il faut dire que les subtilités de la législation française des droits d’auteurs, dont les arcanes tarabiscotés font ces temps-ci l’objet de vifs débats parlementaires (et la joie des chroniqueurs), échappent peut-être encore à nos amis américains.

En tout cas Bram Cohen, le fondateur de BitTorrent, en faisait la remarque au quotidien Le Monde marquant son étonnement à l’idée même de la fameuse « licence globale » adoptée par l’Assemblée dans une volte-face qui en a surpris plus d’un. Prétendre qu’elle est la seule option au motif qu’on ne pourrait pas suivre et identifier les échanges sur les réseaux peer-to-peer est simplement ignorer les caractéristiques techniques de logiciels comme BitTorrent, disait-il, qui permettent au contraire en temps réel de savoir précisément qui échange quoi avec qui d’autre. (Ce qui, sur un autre plan, peut d’ailleurs faire frémir, j'y viens dans un instant.) Juste équilibre des choses : si les finesses juridiques françaises semblent bien abstruses à Google, la technologie en revanche, on le sait bien, n’est pas le fort de notre représentation politique.

Pourtant Google semble subir une mutation bien étrange le transformant du démiurge technologique (et épouvantail de référence en Europe) en véritable animal politique. Deux événements récents attirent le commentaire.

Le Département de la justice américain (DOJ), en la personne du ministre Alberto Gonzales, vient d’ordonner à Google de lui livrer un fichier de toutes les requêtes, leurs résultats et les adresses IP dont elles proviennent pour une période s’étendant du 1er juin au 31 juillet 2005, dans le cadre de la loi Child Online Protection Act (COPA). Le DOJ invoque le besoin d’examiner toutes les requêtes circulant sur Google dans la perspective de l’évaluation des logiciels de filtrage (le contrôle parental, également imposé aux FAI français par Dominique de Villepin au début de l’automne dernier).

En fait, cette demande est accessoire dans le processus, piloté par la Cour Suprême américaine, de démonstration de la constitutionnalité du COPA au regard du Premier Amendement garantissant la liberté d’expression. C’est donc de façon très indirecte que l’on instrumente le moteur de recherche et que le gouvernement américain exige de Google qu’il livre à première demande ce que le géant de Mountain View considère probablement comme des données ultra-sensibles, critiques pour son développement commercial, comme s’il était une agence nationale. La réaction de Google n’a pas tardé.

Les quatre objections de Google

Après les injonctions préliminaires d’usage, des négociations pied à pied sur la durée de la période et la précision des informations à fournir (le DOJ se contenterait d’une semaine de « traces » et d’un million seulement de requêtes !), Google a finalement refusé tout net d’obtempérer et de jouer les indics en invoquant toute une série d’objections qui méritent d’être mentionnées :

- Google se défend en objectant que cette injonction le conduirait à révéler l’identité des utilisateurs de son moteur de recherche (leçon n°1 : Google garde effectivement trace de tout, y compris de l’identité de ses utilisateurs). Le DOJ n’en croit pas un mot et affirme que ces informations relatives aux identités ne l’intéresse pas (Tiens donc !) sans pour autant remettre en cause le point maintenant apparemment admis que cette information est collectée et conservée par Google (et d’autres).

- Google répond aussi que l'information serait redondante puisque d’autres moteurs de recherche ont, quant à eux, déjà choisi de se plier servilement aux exigences du DOJ (leçon n°2 : le DOJ a déjà des pistes sérieuses). Le DOJ rétorque, qu’au contraire c’est précisément parce que Google a la plus grande part de marché que ces informations ont plus de valeur que celles en sa possession !

- Google affirme que répondre à l’injonction le conduirait à révéler des secrets de fabrication. Le DOJ s’en étonne et conteste ce point assez curieux. En fait, Google souhaiterait se prémunir d’une révélation par inadvertance de ses secrets de fabrication lors de la procédure d’examen des informations, s’il se conformait aux demandes du DOJ (leçon n°3 : même au DOJ il peut y avoir des fuites, organisées ou non, rappel à peine voilé du scandale actuel des écoutes de la NSA).

- Enfin Google indique que répondre à ces demandes représente une trop grande charge de travail (leçon n°4 : archiver toute l’information, pas de problème, l’extraire des archives, une charge excessive ?! Quelle base de données diabolique utilisent-ils donc ?). Pas du tout rétorque le DOJ, la preuve : d’autres moteurs de recherche ont communiqué ses informations sans délai.

Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà

L’affrontement entre le DOJ et Google se déroule au moment même où sont révélées au monde les turpitudes de l’administration Bush et du NSA (National Security Agency) qui ont autorisé des écoutes téléphoniques de citoyens américains sur une échelle si vaste qu’elle réduit notre propre affaire des « écoutes Mitterand » au rang de gesticulations provinciales.

Dans le même temps, à l’autre extrémité du monde, Google a admis avoir cédé aux pressions politiques chinoises et avoir censuré certains sites dans les résultats des requêtes. Sergei Brin, le fondateur de Google, interviewé par Fortune au Forum de Davos – sa présence même à Davos accentuant la mutation de Google en animal politique – indique que la décision a été prise à contrecœur mais qu’elle représentait la seule option pour élargir la base des utilisateurs de Google en Chine populaire. La pente est néanmoins glissante et il y a peu de distance entre la censure de quelques mots clés et de quelques sites (mais combien et lesquels exactement ? Personne ne le dit) et la révélation complète des informations relatives à l’identité des utilisateurs qu’on exige aujourd’hui de Google, de manière indirecte et voilée, aux États-unis.

Comme s’en émeuvent certains commentateurs américains : si Google n’avait pas brandi l’étendard de la résistance et refuser de jouer les « balances », personne n’aurait entendu parler des activités du DOJ sur la loi COPA (MSN, AOL et Yahoo s’étant rendus en silence, à la première sommation). Si le New York Times ne s’était pas décidé à publier son papier sur le scandale de la NSA, personne n’en aurait eu vent. Des nouveaux réseaux de surveillance se mettent donc en place en ligne (lire, par exemple, Chatter, le livre de Patrick Keefe, ou bien The New Surveillance par Sonia Katyal, pour cultiver notre paranoïa) et chacun des acteurs du Web sera inexorablement amené à choisir un camp ou l'autre.

La question que pose Google est bien celle-là : dans quelles circonstances et sous quelles conditions un gouvernement (ou d’autres parties en litige) peuvent-ils être autorisés à rallier à leur cause de vastes quantités d’informations électroniques commerciales produites par des sociétés privées comme Google ? De plus, le fait que ces données, dans le cas présent, puissent toucher à l’identité ou à la privauté des citoyens ne fait qu’accentuer le problème dans le contexte sécuritaire actuel. Comme nous l’avions fait remarquer à propos des conclusions particulièrement insipides du Sommet de l’information de Tunis il y a quelque mois, les enjeux sont d’importance et d’envergure mondiale, et malgré cela, plus que jamais, on constate la prévalence de réflexes de protection d’intérêts nationaux, régionaux et locaux alors qu’on attendrait une gouvernance internationale.

Quant à Google, belle illustration d’un grand écart politique : résistance en deçà du Pacifique, compromission au-delà ?

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