vendredi, septembre 01, 2006

King-Goongle
Jeudi 15 décembre 2005

(complètement inspiré d'un billet de Bruno Giussani : ESE (Evil Search Engine) movies: a scenario)


C’est une belle matinée de printemps 2016, au jardin des Tuileries ; les enfants circulent en rollers sous le soleil et à quelques pas de là les hommes d’affaires s’attablent au Crillon pour leur premier rendez-vous, petit-déjeuner d’affaires essentiellement parisien, haute technologie sous les lambris centenaires et l’attention obséquieuse d’un personnel en gants blancs. Didar Kossylbekov, l’oligarque kazakh, richissime détenteur des droits de forage des principaux champs pétrolifères et financier du nouvel oléoduc vers la Bulgarie, s’installe lorsque son téléphone portable se met à carillonner.
- Qandai zhanalyk bar ? aboie-t-il dans l’oreillette.
Mais il s’agit juste du répondeur téléphonique qui, à sa surprise, lui lit un message colérique de Tania, une attachée de presse moscovite avec qui il avait frayé quelque temps, trois ans auparavant lors de ses négociations dans la capitale, une passade amoureuse bien vite oubliée. « Comment as-tu osé ! » s’époumone le message dans un accès quasi-hystérique, la voix de la blonde platine (dans son souvenir ténu), à propos de vieux courriers électroniques, plutôt très personnels, que son mari aurait trouvé le matin même sur le Web, du moins pour ce qu'en comprend Didar dans le déluge verbal qui le méduse.

Au même moment, son assistant se précipite vers sa table, le laptop ouvert , menaçant de renverser la cristallerie précieuse des tables impeccablement dressées. « Désolé, Monsieur, mais nous avons un problème ! » s’excuse-t-il en plaçant la page Web sous les yeux ébahis du multimillionnaire. « Je viens juste de trouver sur le Web tout le business plan de notre nouveau projet d’oléoduc avec les projections financières » s’étrangle le jeune apparatchik.

Dans une chambre d’hôtel à l’Opéra, Alexandra Kahle en visite à Paris pour un séminaire sur les droits électroniques de la propriété industrielle numérique, lance une énième requête sur son nom dans le moteur de recherche universel, tant pour alimenter sa présentation du soir même que pour satisfaire son ego. À sa grande surprise, le premier résultat pointe vers le texte complet de son nouveau manuscrit dont les épreuves n’ont même pas encore été corrigées chez son éditeur, téléchargeable immédiatement sous tous les formats – y compris celui de l’iPod femto, directement implantable sous la peau, sorti des labos de Sonyapple il y a à peine quelques semaines. Horrifiée, elle s’aperçoit que les second et troisième hyperliens amènent directement à des photos (très) personnelles et des échanges intimes par messagerie instantanée, vieux de deux ans, avec ce macho de journaliste espagnol dont le nom lui échappe encore.

Place Beauveau, un afflux inexplicable de notes sur la publication en ligne de rapports confidentiels sur les ZEUR, les zones d’état d’urgence renforcé décrétées il y a onze ans, s’empilent sur les bureaux du ministère et, plus menaçant, dans les boîtes aux lettres RSS des salles de rédaction virtuelles de la grande presse quotidienne.

Dès la fin de matinée, il devient apparent que quelque chose de très inquiétant vient de se produire aux toutes premières heures de la journée. Le gouvernement généralise l’état d’urgence à tout le pays, comme il l’a fait de nombreuses fois ces dernières années, lors d’un houleux Webconseil des ministres convoqué dans la précipitation.

Quand les Etats-Unis se réveillent, quelques heures plus tard, la panique prend une dimension internationale. Les scènes de découvertes horrifiées tant personnelles que dans les grandes entreprises se multiplient, les correspondances électroniques depuis longtemps oubliées ressortent par gigaoctets de leur ensevelissement électronique, des bases de données entières de cookies et de transactions bancaires identifiées et authentifiées apparaissent de tous bords, les secrets politiques les plus sordides sont exposés en ligne avec des séquences de tags immédiatement accessibles, tous les trous de sécurité des grands réseaux bancaires et financiers sont disponibles d’un clic dans les toolbars des navigateurs Web. La blogosphère explose de billets et de commentaires effarés, de recettes techniques et de cris d’alarme. Technorati s’effondre sous le volume des pingbacks. Les opérateurs mobiles voient, impuissants, leurs réseaux s’engorger puis s’arrêter sous la demande en pic de débit déclenchée par des milliards de SMS (on rend compte de cas d’irradiation irréversible de victimes lorsque des bases d’antennes WiMax prennent spontanément feu dans des bâtiments publics).

Les théories et les réfutations les plus délirantes circulent dans les média en ligne. Tous poussent des hauts cris et répètent dans des colonnes assassines qu’ils avaient tiré la sonnette d’alarme il y a bien longtemps, que chacun n’a que ce qu’il mérite dans la consommation de masse d’Internet et autres interminables litanies rendues totalement insipides et redondantes par une simple recherche sur le nom de leur auteur dans le même moteur de recherche aujourd’hui crucifié après avoir été encensé en chœur par ces mêmes « voix de la raison ». Les tenants de la conspiration mondiale se répandent sur tous les sites de « réseaux sociaux », on rappelle qu’un des fondateurs de Goongle est d’origine russe, l’église WebEvangélique de Dan Brown appelle au « sursaut illuminé » contre une conspiration satanique de l’Ordre de Sion, trois sénateurs américains, membres de la Congrégation pour la promulgation du dessein intelligent, prônent à Washington la soumission à la nouvelle doctrine de la « révélation téléologique » et de l’amplification de toutes les identités.

La NSA et le Pentagone ne reconstituent qu’en début d’après-midi une explication : c’est bien Goongle le responsable !

En avance sur les autres, depuis plus de dix ans, les serveurs du moteur de recherche universel amassent dans leurs data-centers, devenus de véritables bunkers répartis à la surface du globe sous un régime de duplication des données mieux protégé encore que le secret défense des nations occidentales, une quantité inimaginable d’information glanée en ligne – wikis, pages Web, blogs et opinions horodatés et authentifiés par leur adresse IPv6 d’origine, images biométriques stockées dans tous les serveurs des aéroports depuis dix ans, documents des gouvernements tous scannés, indexés plein texte et compilés, conversation en téléphonie IP directement re-jouables dans tous les formats audio, interceptions gouvernementales au titres des décrets de Sécurité nationale actés par chaque pays comprises – sans parler des données que le moteur n’aurait jamais du trouver mais restées, par inadvertance, disponibles, sur des serveurs déclassés, les étiquettes RFID abandonnées, ou sur les routeurs décommissionés.

Dans le vent général de panique qui saisit l’administration américaine, les hauts responsables de la NSA, enfermés à huis clos, dans le QG ultra-secret dont la localisation est ce matin visible à tous dans GoongleMaps, suggèrent de débrancher les serveurs « racines » DNS et de bloquer Internet. On se rend compte qu’une telle décision entraînerait littéralement l’arrêt du monde économique dans un terme rapide. Le campus de Goongle à Mountain View est mis sous les scellés par le FBI et des bombardiers nucléaires sont mis en alerte immédiate à Vandenberg. Mais les fermes de serveurs de Goongle sont aujourd’hui réparties dans plus de cent seize pays dans le monde, certaines sont sous-marines, d’autres en orbite sur des satellites de télécommunications de GoongleSat.

Le Président des Etats-Unis annonce, à New York, que le gouvernement, dans une décision sans précédent, somme l’ICANN d’effacer tous les noms de domaine enregistrés par le moteur tentaculaire de tous les serveurs roots DNS sans exception, y compris en recourant à la force si nécessaire. Mais l’exécution s’éternise et se perd dans des discussions multilatérales entres représentants des pays aux Nations Unies, sanction de la décision, cinq ans auparavant, des Américains de céder à la pression internationale et d’accepter un contrôle international de l’ICANN, un résultat qui avait été salué lors de la cinquième phase du Sommet mondial sur la société de l’information tenu à Pyongyang. Très vite, on comprend que derrière la lenteur entretenue de ces discussions byzantines, l’Iran, la Malaisie et la Chine, entraînant d’autre pays dans leur sillage, sont à l’œuvre, profitant du répit pour copier et dupliquer à plein débit l’information sur les nations occidentales, leurs entreprises et leurs citoyens, rendue publique le matin même.

En soirée, le Département de la défense dresse un tableau plus noir encore de la situation. Pendant toutes ces années, à l’insu de ses utilisateurs, Goongle a constitué une banque de données totale, conservant trace et indexant toutes les formes d’échange électroniques sur Internet, le texte des courriers électroniques GMail, les produits vus et achetés sur Froongle, le flux de clics des internautes dans le système labyrinthique de AdWords/AdSense, les offres et et la demande sur Local, avec identification complète et conservation des données d’authentification, les paiements sur les sites de commerce électroniques, l’enregistrement complet des conversations téléphoniques sur IP et de la messagerie instantanée GoongleTalk, copie de tous les disques durs indexés par Goongle Desktop, toutes les photos satellite de GoongleEarth, prises au pixel pour dix centimètres, à chaque révolution de la galaxie de satellites en orbite basse dont elle a financé le lancement depuis le Virgin Galactic Space Center (désigné par Starck, quand même !), avec identification de toutes les personnes et voitures visibles, toutes les informations de connexion des bases WiFi dont Goongle a généralisé la couverture à toutes les grandes villes du monde, après San Francisco la précédente décennie, en accord avec tous les grands opérateurs de téléphonie mobile dans le monde, sans parler des « espaces virtuels » de plusieurs teraoctets offerts gratuitement à chacun depuis que le moteur de recherche a mis en place ses SAN holographiques, quelques années auparavant, décuplant au passage le volume de stockage qu’il pouvait offrir au plus grand nombre. Et le sinistre plan avançait sous l’alibi le plus parfait qu’il se puisse établir : fournir à tous des services réellement utiles et faciles d’emploi sur le Web.

En ce riant matin du printemps 2016, Goongle ouvre au public, sans restriction, ces yottaoctets de données, en accès complètement libre.

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