vendredi, septembre 01, 2006

La censure des Wikimaniaques

Mercredi 30 août 2006
Wikimania, la réunion très justement nommée des éditeurs de l'encyclopédie en ligne Wikipedia, s'est tenue à la Law School de Harvard au début du mois. Plus de 400 personnes ont ainsi réglé, pour la première fois à l'occasion de cette seconde édition, des frais d'admission à la conférence maintenant sponsorisée par Amazon, Nokia et Coca Cola et annoncée comme annuelle. Récupération commerciale du projet brillamment imaginé par Jimmy Wales et Larry Sanger en janvier 2001 ?

L'une des interrogations peut-être les plus intéressantes de Wikimania porte sur le rôle de Wikipedia. Le simple énoncé des chiffres peut donner le tournis : le site affiche 11 langues aujourd'hui et plus de 1 300 000 articles pour la seule version anglaise (la version en ligne de l'Encyclopedia Britannica, la référence dans le domaine, contient un peu plus de 118 000 articles).

La croissance prodigieuse de ce volume entraîne déjà une conséquence insidieuse : avez-vous noté comme récemment l'article de Wikipedia sur vos mots clés arrive maintenant dans les premiers résultats de vos recherches sur Google ? Les articles de Wikipedia font habituellement très fréquemment référence les uns aux autres. Cette densité des connexions est, par ailleurs, au coeur de l'algorithme PageRank que Google utilise pour classer les résultats des recherches. (De plus, Google recompose cette classification grâce à d'autres critères complémentaires dont le géant de Mountain View garde jalousement la recette... qu'il change d'ailleurs régulièrement). Les articles de Wikipedia remontent donc mécaniquement dans les jeux de résultats des recherches de Google. Dans un cyberespace où Google se présente de plus en plus comme la source universelle d'information à une génération d'internautes peut-être moins avertie des biais historiques et culturels, ainsi que des conflits d'intérêts sur la Toile, voir Wikipedia devenir la référence plus ou moins unique pourrait être préoccupant.

Car la qualité est une préoccupation réelle des nouveaux encyclopédistes du siècle. N'en déplaise à Yochai Benkler dont le dernier livre, The Wealth of Networks, qui drape de toutes les vertus les nouveaux modes de coopération massive qu'illustrent, chacun dans leur genre, les développements Open Source et Wikipedia, l'explosion de Wikipedia commence à poser de sérieuses questions de gouvernance.

Une étude récente du journal scientifique Nature visait à comparer l'exactitude des articles de Wikipedia à celle de ceux de l'Encyclopedia Britannica. Sur un sous-ensemble, forcément de taille réduite, Britannica affiche 2,92 erreurs par article contre 3,86 pour Wikipedia. Le taux d'erreur pour chaque encyclopédie n'est donc pas négligeable. Cela prouve qu'une relecture de validation des articles est nécessaire. Y compris pour Britannica, qui n'est pas infaillible, contrairement à l'idée générale. Il est important que le public sache qu'il y a des erreurs partout, même dans les sources de référence.


Mais une difficulté se présente, peut-être plus problématique encore. Qui valide les articles dans Wikipedia ? À l'origine chacun est libre de modifier un article et de le récrire, l'historique des modifications est enregistré et chaque article a une page pour un forum ouvert sur le sujet en question. Ce système collaboratif est évidemment ouvert aux dérives. J'en prends comme exemple une anecdote sans conséquence heureusement, contrairement à l'incident dont John Seigenthalter a été victime en décembre dernier. Un grand industriel français s'inquiétait récemment de trouver dans sa biographie sur Wikipedia une présentation pour le moins partisane de certains propos qu'il avait pu tenir, présentés hors contexte, les seuls mis en avant de sa longue carrière de capitaine d'industrie (Dans la version française seulement ; la version anglaise était plus simplement factuelle).

Acceptant de jouer le jeu, il fait donc supprimer le paragraphe au ton injustement partial avec éditeur, pseudo, mot de passe, etc. comme un vrai Wikimaniaque. Le lendemain, surprise, le paragraphe est à nouveau présent sur la page, remodifiée pendant la nuit (comme le montre l'historique). Qu'à cela ne tienne, on re-supprime. Et la nuit suivante, le paragraphe réapparaît. Le petit jeu se répète matin et soir pendant un mois, chacun persistant à vouloir modifier le point de vue de la page Wikipedia. Jusqu'au jour où Wikipedia refuse brutalement la connexion dans le navigateur Web.

Un coup d'oeil à l'historique révèle alors que les éditeurs de Wikipedia, sous un anonymat bien de circonstance, avait purement et simplement bloqué l'accès à toutes les adresses IP du siège social du groupe industriel en question au motif que la répétition quotidienne d'une même modification n'était pas acceptable à leurs yeux. Mais par pour le ou les autres Wikimaniaques anonymes qui rétablissaient nuitamment la même version antérieure de cette page ! Un joli paradoxe, l'intéressé lui-même n'est pas une référence assez solide sur sa propre existence d'après Wikipedia ! Quis custodiet ipsos custodes ?

Cet incident, au fait sans importance, et d'autres commencent à se produire assez souvent sur Wikipedia. En conséquence une équipe éditoriale s'est progressivement mise en place pour policer le site et arbitrer les conflits que certains articles peuvent poser. Au gré des incidents cependant, la politique éditoriale fluctue et change aussi souvent que les règles d'embarquement des compagnies aériennes. On est maintenant bien loin des vues idéalistes de Wales et Sanger, théorisées par Benkler.

Wikipedia devrait être embarqué dans l'ordinateur à moins de 100$, l'un des projets phares du MIT, pour être distribué aux enfants de la planète. La Wikiplanète ?

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