vendredi, septembre 01, 2006

L'innovation est-elle « plate » ?

Jeudi 03 août 2006

Dans un billet récent, posté sur son éminemment recommandable blog « Réussir ses Services d’information Web 2.0 », Louis Naugès livre une réflexion très intéressante à partir de la session « Does America Still Have a Lock on Innovation? » de la conférence annuelle AlwaysOn, tenue à Stanford la semaine dernière. Son commentaire sur le contraste entre les comportements prévalant en France et ceux entourant l’innovation, en particulier dans les technologies de l’information, est saisissant et pétri de bon sens. (Lire http://nauges.typepad.com/my_weblog/2006/08/innovation_quel.html)

Dans ce débat américain, deux grandes idées émergent. La première, illustrée par la présentation à Xtech2006 de Paul Graham (1), programmeur LISP émérite et fondateur de la startup ViaWeb revendue à Yahoo en 1998, analyse pourquoi les USA sont et promettent de rester encore longtemps la terre d’élection des entrepreneurs. Les ingrédients de cette « recette » sont d’après lui :
(i) permettre l’immigration ;
(ii) être un pays riche ;
(iii) ne pas être un état policier ;
(iv) conserver les meilleures universités ;
(v) permettre de licencier ;
(vi) ne pas nécessairement identifier travail et emploi ;
(vii) une réglementation souple ;
(viii) un grand marché intérieur ;
(ix) des sources de capitaux pour les premières phases du développement des entreprises (« business angels » et capital risque, ce qui dépend, bien sûr, de tous les autres points y compris de celui-ci !) ; et
(x) un moindre attachement à la notion de « faire carrière ».

En dehors de l’aspect évidemment polémique et des circonstances de cette présentation – qui s’est déroulée à Amsterdam, en Europe précisément, au printemps dernier – ce « programme » se lit clairement comme l’antithèse des initiatives et autres directives promues par l’Union européenne. Sur presque tous les points, cette position prend le contre-pied des grands principes édictés par la Commission européenne dans ses recommandations politiques de développement.

Cette analyse est habituellement confrontée à celle, variante « constructive » de la mondialisation qui fait tant horreur sous nos cieux, abondamment illustrée dans le succès de librairie – que note Naugès – « The World Is Flat » de Thomas Friedman. Selon cette contre-analyse, aucun pays ou région n’a plus le monopole de l’innovation, les progrès des communications et de l’éducation permettent à une innovation, où qu’elle soit mise au point, de diffuser rapidement et au plus grand nombre, l’immigration est essentielle, et la Chine doit être considérée comme la plus grande menace à l’avance américaine dans les secteurs innovants.

Comme il se doit, un sondage réalisé en séance à AlwaysOn demandant quels étaient à l’avenir les pays perçus comme les plus susceptibles de contester aux USA sa place actuelle de leader technologique donnait le résultat suivant : Chine (33%), Inde (14%), Israël (9%), Europe (5%) – tous derrière les Etats-Unis (39%) quand même qui gardent la confiance du public de la conférence. (Notons que nos amis d’outre-Atlantique considère l’Europe groupée. À mon avis il faut imaginer qu’ils ont plutôt en tête le Royaume-Uni majoritaire, et l’Europe continentale réduite à quia !)

Et en effet, parmi les « business plans » que j’ai eu l’occasion de lire à titre professionnel j’ai récemment vu un projet de développement de logiciel d’authentification porté par des français installés à New York, sur la base d’un brevet suisse, et entièrement codé par des programmeurs indiens à Trivandrum. Dans tel autre projet de services aux mobiles, deux français installés à Londres font développer en Slovénie un progiciel hébergé pour les opérateurs télécoms européens ; dans un autre encore, deux (serial) entrepreneurs russes commercialisent aux Etats-Unis un équipement de communication dont le firmware provient directement d’une « usine de programmation » à Moscou et le hardware d’une équipe de conception basée à Taïwan. Le monde semblerait donc effectivement « s’aplatir » à vue d’œil…

Il est cependant bon de rappeler que les Etats-Unis traversent régulièrement ces « crises de conscience » surtout dans le domaine des technologies de l’information, qui comme d’autres industries, et, de ce point de vue, comme en Europe, courent toujours le risque de leur échapper. Il suffit de jeter un coup d’œil à l’industrie automobile américaine ou à la sidérurgie pour comprendre que nul n’est à l’abri de transferts massifs et planétaires de compétences et de moyens de production.

Le livre d’Ed Yourdon, « Decline and Fall of the American Programmer », paru en 1992, avait naguère provoqué une intense commotion, appelant aux armes devant le manque de productivité, qualifié de tragique, des programmeurs américains. Jadis encore, Edward Feigenbaum et Pamela McCorduck avaient commis en 1983 un livre au ton alarmiste, « The Fifth Generation », fustigeant les USA pour leur apathie devant la menace que le MITI japonais était supposé faire peser sur l’industrie informatique américaine florissante en développant l’intelligence artificielle pour la plus grande gloire d’un Japon, qui devait rapidement « pouvoir dire non » pour reprendre un autre titre d’Akio Morita, alors patron de Sony, qui défraya la chronique. Le Japon d’alors était peut-être leur Chine d’aujourd’hui…

Notons aussi que, tout comme en Europe, certaines mesures prises par le gouvernement américain – qui font débat là-bas, mais sont néanmoins peu retransmises et commentées de ce côté ci de l’Atlantique – peuvent tout aussi bien mettre en danger cette position de leadership. Le sujet de l’immigration a déjà été évoqué : après les événements de 2001, les quotas d’immigration d’étudiants étrangers ont été drastiquement revus à la baisse, privant ainsi les entreprises et les universités américaines de nombreux talents.

Dans le secteur tout aussi stratégique des télécommunications, la juriste Susan Crawford, commentatrice avertie des questions de « gouvernance » de l’Internet, remarque que les extensions visant à renforcer CALEA (Communications Assistance for Law Enforcement Act de 1994), demandées par le gouvernement, visent à imposer que tout équipement électronique de communication aux USA – tout équipement ! – soit doté d’une « boîte noire » dont les enregistrements soient destinés aux écoutes gouvernementales. Quel meilleur encouragement conclut-elle pour les entreprises technologiques des télécommunications à aller innover ailleurs qu’aux Etats-Unis ? (Et où donc ? demanderont les plus chagrins d’entre nous, la « nouvelle surveillance » devenant une façon de voir de plus en plus répandue.)

Sur un autre sujet lié à l’innovation, le président Bush vient pour la première fois de faire usage de son droit de veto en bloquant une proposition de loi qui allégeait les interdictions d’affecter des fonds fédéraux à la recherche sur les cellules souches. Cette interdiction, imposée en 2001 par le président Bush lui-même, est considérée comme un frein à la R&D en biotechnologie aux Etats-Unis. À l’inverse, en 2003, Bush avait fait des nano-technologies une « top » priorité nationale et avait débloqué un budget de plusieurs milliards de dollars pour une « National Nanotechnology Initiative ».

Alors l’innovation technologique, après ces considérations, reste un équilibre fragile résultant tant d’efforts de planification concertée que d’opportunités et d’effets de bord parfois imprévisible. C’est une cible mouvante, sa définition variant au gré des forces de marché, des cycles économiques et des repères culturels. N’est-il pas plus important d’essayer d’en comprendre les mouvements et l’importance plutôt que de vouloir à tout prix la « capturer » ?

(1) Paul Graham : http://www.paulgraham.com/index.html
(2) Louis Naugès : http://nauges.typepad.com/my_weblog/
(3) Susan Crawford : http://scrawford.blogware.com/blog
(4) Thomas Friedmann : http://www.nytimes.com/top/opinion/editorialsandoped/oped/columnists/thomaslfriedman/

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