mardi, janvier 23, 2007

Hausses immobilières réelles et virtuelles : la bataille des datacenters

« Quand le bâtiment va, tout va » clamait en 1849 Martin Nadeau, ancien maçon devenu député à l'Assemblée nationale. La dernière illustration de la formule n'est pas à chercher du côté d'un autre Martin, bien contemporain, ancien maçon lui aussi, oeuvrant plutôt dans les télécoms et les médias, mais plutôt dans le télescopage fascinant du réel et du virtuel à l'heure du Web.

Ébahissons-nous, en effet, des premiers signes d'une invasion en règle du virtuel par le réel. À moins d'avoir vécu les trois dernières années en villégiature en Corée du Nord, ou au Burma (ou encore, malheureusement, dans un des pays de la liste des « ennemis d'Internet », remise à jour par Reporters sans frontières), le phénoménal succès du jeu en ligne Second Life n'aura échappé à personne. Le nombre de comptes ouverts est passé de un à deux millions en l'espace de quelques semaines à la fin de l'année dernière et on peut y trouver jusqu'à 100.000 joueurs en ligne simultanément à un moment donné. Dans ce MMORPG, comme on dit poétiquement (pour l'allitérant Massively Multiplayer Online Role Playing Game), il n'y a pas de but du jeu : on y fait vivre un « avatar », dont on définit à son gré le caractère et l'aspect, dans une économie entièrement simulée, depuis l'immobilier jusqu'aux régimes de protection de la propriété intellectuelle créée par les avatars innovants. Des entreprises virtuelles entières ont ainsi vu le jour dans ce cyberland sans limite. Michel Foucault aurait adoré ! D'ailleurs, dans le jargon vernaculaire, les avatars sont appelés « résidents », comme l'on dit aujourd'hui « résident permanent » (ce à quoi aspire en général le réfugié), « résident fiscal » (très en vogue dans notre actualité helvético-électorale), mais aussi « résidence surveillée » (voir les entrées hôpitaux psychiatriques, asile d'aliénés et institution pénitentiaire sur Wikipedia, par exemple, pour se convaincre que les perspectives de Second Life sont inouïes).

Constatant néanmoins le volume croissant de trafic et la déplorable assuétude provoquée chez ces nouveaux marionnettistes d'avatars, les annonceurs, d'abord timidement puis dans une ruée indisciplinée, se sont engouffrés en masse, happés par ces nouveaux espaces publicitaires sans horizon qui s'ouvraient à leur appétit de conquête. Les marques procèdent à un envahissement systématique de Second Life : la banque Wells Fargo y a acheté une île pour achalander l'avatar moins impécunieux, Toyota livre des voitures virtuelles aux fous virtuels du volant, L'Oréal y lance des campagnes de publicité (« parce que votre avatar le vaut bien » ?), Adidas y chausse les avatars, etc. Mieux encore, notre patriotique élection présidentielle y établit aussi ses quartiers virtuels : le Parti Socialiste et Ségolène Royal viennent d'ouvrir une permanence dans Second Life. Comme le FN y a déjà des avatars colleurs d'affiche, il y de la « castagne » virtuelle en prévision ! C'est donc la grande pollution du virtuel par le réel. On attend vraiment un Nicolas-vatar Hulot pour entraîner des alter-secondmondialistes dans la défense de l'environnement virtuel contre l'intolérable agression du libéralisme réel : qui proposera un cyberpacte écologique contre la seconde-mondialisation ?

Cette intéressante osmose entre monde réel et mondes virtuels - il y a bien d'autres MMORPG disponibles ou exercer ses talents ou ses déviances - pourrait être un formidable outil de recherche pour les sciences sociales, économiques et politiques. À l'heure même où les grands de ce monde s'interrogent sur son avenir à Davos, on pourrait tester des centaines de milliers de Davos virtuels dans Second Life et en analyser les résultats. La simulation de milliers d'économies virtuelles permettrait peut-être de trancher le débat incessamment renouvelé entre économistes et politiciens sur les vices et les vertus de l'économie de marché. On se prend à rêver. Ceci dit, dur rappel à la réalité, enfin plutôt à la virtualité dans le cas présent, une visite même rapide à Second Life montre vite que l'on est encore bien loin du compte...

En juste retour des choses, ne voit-on pas également le virtuel prendre racine dans le réel ? Dans Google Earth, Davos c'est :

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Mais Google Earth n'est-il pas déjà une forme de « Second Earth », quand Google tarde à répondre de la suspicion d'avoir, dans la plus pure tradition des propagandes stalinienne et maoïste, gommé de ses photos aériennes de l’Irak, de l’Iran et même des USA certains détails « inappropriés » au regard d'autorités perfidement laissées anonymes ?

En tout cas la guerre de l’immobilier, bien concrète et dans le monde bien réel cette fois, est ouvertement déclarée entre Google et Microsoft. Google vient d'annoncer un nouveau datacenter monumental, à Lenoir, en Caroline du nord :

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⟨address⟩Lenoir, NC⟨/address⟩
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Sensible aux incitations locales et régionales à la sauvegarde des emplois, Google va investir plus de 600 millions de dollars pour construire un bâtiment ultra-moderne sur cette friche industrielle en déshérence. Il y bâtira une « ferme de serveurs » (c'est comme ça qu'on dit dans le jargon, ça ne s'invente pas !), modèle de la ruralité Web du XXIe siècle ! L'année dernière, le géant avait défrayé la chronique avec un premier datacenter pharaonique, lové dans un méandre de la rivière Columbia, à proximité immédiate d'un barrage hydroélectrique lui assurant une électricité bon marché, à The Dalles dans l'Oregon :


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Deux autres datacenters sont apparemment prévus par Google, tous deux en Caroline du Sud, pour un investissement total de 950 millions de dollars au moins. Le premier, en plein marécage, à Goose Creek :

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l'autre à Blythewood :

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⟨/Point⟩
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Cette frénésie immobilière n'a pas manqué de provoquer d'intenses spéculations de la part de Robert X Cringely, un observateur de longue date de l'industrie et résidant lui-même (pas d'avatar ici, s’il vous plaît) en Caroline du Sud. L'avisé commentateur n'y voit rien moins que la confirmation des visées impérialistes du moteur de recherches. Google mettrait, selon lui, la main sur d'immenses étendues de terrains industriels :

- à bas prix,
- proches de vastes sources d'électricité bon marché (barrage aux Dalles, centrales électrique et nucléaire en Caroline),
- à proximité immédiate de rivières et de cours d'eaux indispensables au refroidissement des salles blanches (une ferme de serveurs pollue-t-elle plus qu'une ferme traditionnelle ? Comment comparer les 20 litres quotidiens de méthane des flatulences bovines d'un ruminant à celles d'un serveur lame ?),

pour y construire des mega-datacenters sans réel rapport avec la densité de population locale qu'il seraient supposés servir. (Il y a là, en tout cas, une idée à creuser pour nos communes rurales françaises.) 100.000 serveurs pour 4 millions d'utilisateurs potentiels en Caroline du Sud, soit 40 utilisateurs par serveur, calcule-t-il ; un luxe par trop dispendieux, juge-t-il. Sauf, poursuit Cringely, à supposer que l'ambition du géant du Web tourne au complot secrètement ourdi contre les autres opérateurs de réseaux historiques (téléphone, télévision, câble).

En investissant lourdement dans ces datacenters et dans les accès à très haut débit correspondants, Google en viendrait à déséquilibrer en sa faveur le délicat équilibre économique de ces opérateurs. Aux États-unis, les fournisseurs et les opérateurs sont tenus de respecter - pour le moment en tout cas ; le législateur s'y est montré explicitement favorable mais les débats ne sont pas terminés - la « Net Neutrality », c'est-à-dire la garantie de la même qualité d'accès au débit pour tous. La plupart, n'ayant plus les moyens de s'équiper a novo ou de se lancer dans des travaux coûteux d'ingénierie après l'éclatement de la bulle, tirent leurs profits de leur capacité à partager entre le plus grand nombre d’équipements et de points d'accès installés et amortis depuis longtemps. Or, d'un côté, celui du marteau mettons, Google fait tout pour propulser la demande en débit à des hauteurs stratosphériques : téléchargement de vidéos (YouTube, 1,65 milliard de dollars, voilà ce que j'appelle un sérieux sponsoring de la demande !), déploiement incessant d’applications et de services hébergés, collecte croissante de photos et de medias audio, enregistrement orwellien de données privées et du trafic de navigation sur les sites - sans compter le volume proprement incroyable du trafic « gris » : BitTorrent = 50% du trafic global sur Internet, principalement de la vidéo ! De l'autre côté, inéluctablement celui de l’enclume, Google multiplie les datacenters régionaux surdimensionnés. Devant la marée montante annoncée de la demande, vers qui donc les opérateurs, exsangues, saturés, en pénurie totale de capacité, pourront-ils bien se retourner pour louer les ressources indispensables au service de leur population locale ? « Do No Evil » proclame fièrement le slogan de Google (« Just paving the way... » imaginent les mauvais esprits).

Ceci dit, on pourrait tout aussi bien prêter les mêmes intentions aux autres géants de l'Internet dont l'intention n'est certes pas de laisser à Google ce(s) terrain(s) ! Direction San Antonio, au Texas :

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⟨/Placemark⟩
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À cet endroit, Microsoft a annoncé 550 millions de dollars d'investissement dans du BTP tout ce qu’il y a de plus concret pour un nouveau datacenter. « Ce n'est pas un cadeau à Microsoft », déclare, lyrique, le maire Phil Hardberger à propos de cette parcelle inculte, « c'est un cadeau pour nous » - même état d'esprit que le président de l'Inria à la Ferme du Moulon il y a quinze jours ! Microsoft et Yahoo, voisins pour l’occasion, avaient déjà érigés deux de ces pyramides des temps modernes à Quincy, dans l'état de Washington, près du barrage de Grand Coulee sur la rivière Columbia (celle-là même qui refroidira aussi le datacenter concurrent de Google aux Dalles : peut-être ont-ils lus Manon des Sources et s'inspireront-ils avec espièglerie du roman de Pagnol ?)

Jusqu'où donc ira cette confrontation immobilière du réel et du virtuel ? Combien de datacenters titanesques faudra-t-il bâtir dans les campagnes réelles pour satisfaire l'appétit d'espace virtuel de celles, publicitaires, des marques et institutions dans le cyberespace ? Quelle prolifération prodigieuse d'univers virtuels éclora-t-elle dans les datacenters de ces incubateurs hypermodernes, chacun exigeant à leur tour d'être peuplé et nourri d'avatars toujours plus avides de publicité en ligne ?

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