À peine les bonnes pages du « Rapport d'enquête sur la valorisation de la recherche », rédigé par l'inspection générale des finances et celle de l'administration de l'éducation nationale et de la recherche, avaient-elles été divulguées dans les pages du Monde, qu'elles provoquaient un tollé général et une condamnation en bloc de la communauté de la recherche publique en France. Ce rapport a finalement été mis à la disposition du public pas une publication sur le Web il y a quelques jours (après, nous dit-on, de nombreuses tergiversations) : à l'URL https://www.igf.minefi.gouv.fr/sections/rapports/valorisation_de_la_r/
Pourquoi de telles hésitations et de quoi s'offusque-t-on donc dans les mandarinats des grands laboratoires nationaux de recherche ? Serait-ce parce que, une fois n'est pas coutume, on dit tout haut ce que tous ceux que concerne l'innovation et la valorisation de la recherche murmurent tout bas depuis des années ? Le rapport examine les retombées économiques de la recherche publique à travers les contrats avec les entreprises, la gestion des brevets, les « jeunes pousses » et la mobilité des chercheurs vers l'industrie. Sur l'ensemble de ces points, les performances françaises s'avèrent médiocres par comparaison avec les principaux pays de l'OCDE. De plus, elles n'ont que peu progressé depuis la loi sur l'innovation de 1999. Surprise de taille : l'esprit d'entreprise et d'innovation ne se décrète pas ! Il fallait pour le moins un inspecteur des Finances et un inspecteur de l'Education nationale pour s'en apercevoir...
Sur ce plan, l'Université de Shangaï nous le ressasse ad nauseam (http://ed.sjtu.edu.cn/rank/2006/ARWU2006_Top100.htm) depuis des années. Seules les universités anglaises de Cambridge et d'Oxford disputent leur prééminence aux universités américaines. Les universités et écoles d'ingénieurs françaises surnagent à peine au fond du classement. Il est évidemment de bon ton (dans nos longitudes) de critiquer vertement les critères retenus pour constituer ce classement qui, comme toutes ces études, reste éminemment discutable. Mais l'ignorer au motif qu'il est imparfait, lorsque d'autres le corroborent, relève de la politique de l'autruche.
Mais ce qui est intolérable aux yeux de ceux qui n'y lisent qu'une « nouvelle attaque téléguidée contre la recherche », tombant curieusement fort à propos en pleine campagne électorale pour les présidentielles, c'est que l'explication fournie par le rapport à cette médiocrité n'est pas celle qu'ils veulent. Là où ils souhaiteraient voir purement et simplement « plus d'argent, plus de moyens », le rapport le rapport met en évidence les handicaps structurels que sont la faiblesse de la R&D privée et les insuffisances de l'organisation de la recherche publique française. Au lieu d'ouvrir le porte-monnaie on enjoint de réorganiser !
Cette levée de bouclier peut néanmoins se comprendre de la part d'un organisme national comme le CNRS, dont les désaccords entre la présidence et la direction générale ont défrayé la chronique fin 2005, et, comme le rappelle Alain Mauger dans sa chronique dans Le Monde du 1er février, que « constatant la mauvaise gestion de la Direction du CNRS, l'Etat a dessaisi d'une partie de la dotation financière en la confiant à l'Agence Nationale de la Recherche (ANR) ». Le sentiment d'être un laissé pour compte de cette nouvelle économie de l'information qui se met en place dans le sillage de la mondialisation est pour le moins perceptible.
Car, dans ce modèle, l'inflation des coûts fixes de recherche et développement et l'effacement progressif des coûts de fabrication des applications de ses résultats provoque un paradoxe déjà noté par les économistes comme Daniel Cohen. Pour être efficace, la production d'idées nouvelles devrait obéir à deux règles : coopération de tous ceux qui visent à résoudre une question, puis, la solution trouvée, mise à disposition de celle-ci pour un libre usage de ses applications. Ainsi fonctionne, idéalement, la recherche universitaire ou bien les développements Open Source. Dans le cas de la recherche privée, ou de l'édition de logiciels traditionnelle, c'est exactement le contraire. Les laboratoires sont en concurrence et ne coopèrent pas : les secrets des travaux sont jalousement gardés. La découverte, une fois réalisée, reste dans le domaine privatif des firmes qui, pour amortir leurs coûts croissants de R&D, espèrent bien la transformer en bénéfices d'une rente de situation. (Ce qui veut bien dire, que les secteurs d'activité de ces firmes ne peuvent pas être purement concurrentiels.)
Cette contradiction rejaillit avec la rivalité d'aujourd'hui entre gratuit et payant. La tentation - et les problèmes qui en résultent - du téléchargement gratuit de contenus audio et vidéo, de la circulation de contrefaçons est une donnée de cette économie de l'information, du fait même qu'il coûte si peu de dupliquer la première unité d'un contenu, d'un résultat de recherche ou d'une IP une fois découvert. L'arbitrage entre les positions extrêmes du « tout gratuit » radical, qui menacerait l'innovation privée, et la restriction contraignante de la propriété intellectuelle, qui favoriserait les monopoles, est très délicat. Les atermoiements français sur la loi DADVSI, les signaux contradictoires de la Commission européenne sur les brevets logiciels, les hésitations sur le DRM des grands éditeurs de musique sur Internet, l'extension de la durée du copyright aux États-unis, le logiciel libre contre le bruit de bottes de Microsoft dans les administrations et les collectivités, pas une semaine sans que ces difficultés se rappellent à nous. C'est à la société de décider de ce réglage fin de la propriété intellectuelle. Mais ce réglage est insuffisant : la gratuité a besoin d'institutions adaptées à ses fins ainsi qu'à la production matérielle. Et c'est bien la faiblesse française sur ce plan que fustigent les rapports divers et variés récemment publiés sur le sujet.
Si l'on admet que les innovations scientifiques et techniques seront au XXIe siècle ce que l'organisation du travail industriel a été au XXe siècle, il est assez logique d'imaginer qu'une « organisation scientifique de la production du savoir » est nécessaire. Cette « Université » serait au nouveau siècle ce que la firme était à l'ancien. Les universités américaines ont aujourd'hui trouvé un point d'équilibre entre les deux contradictions qu'il faut résoudre : équilibre entre coopération et compétition, d'une part, et arbitrage entre recherche fondamentale - basic research qui a fait l'objet d'âpres débats outre-Atlantique durant les années 90 - et recherche appliquée.
Les universités américaines sont incontestablement concurrentielles : elles se disputent les meilleurs étudiants, les meilleurs enseignants et disposent d'une autonomie financière qui nourrit l'envie de beaucoup. Elles sont aussi lieux de coopération : les enseignants passent de l'une à l'autre et soumettent ensemble des projets à la NSF (National Science Foundation). Elles sont aussi suffisamment fortes pour discuter d'égal à égal avec les politiques et les industriels, là ou se joue la controverse entre recherche appliquée et recherche fondamentale. Les chercheurs français légitimement inquiets de voir leurs programmes dictés par une logique bureaucratique, ou pire, industrielle - loin de moi ce libéralisme que je ne saurais voir - font à juste titre valoir qu'on avait pas découvert l'électricité en cherchant à faire de nouvelles bougies. Mais enfin, faisons aussi remarquer que la thermodynamique a été découverte au XIXe siècle en voulant améliorer les machines à vapeur. (À ce sujet, l'histoire technologique de la France n'est pas non plus flatteuse : Sadi Carnot, génie précoce, avait découvert le second principe de la thermodynamique dans « Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance » qu'il publia à ses frais en 1824, devant le mépris et le dédain affiché de la communauté scientifique de l'époque. L'Angleterre utilisa au contraire ces résultats pour améliorer ses machines à vapeur, et lancer une véritable révolution industrielle qu'Allemagne et France mettront pratiquement un siècle à rattraper.)
La complexité des liens entre recherche appliquée et recherche fondamentale, couplée à la demande sociale qui leur est adressée, requiert des institutions fortes et autonomes dont, aujourd'hui, les universités américaines sont le modèle. Au plan européen on a bien pris conscience qu'indépendamment même des niveaux de financement l'empilement des centres de recherches nationaux n'est pas une solution. Néanmoins, les procédures d'allocation de ressources de la Communauté, très attentives au respect de l'égalité entre nations, de même que les politiques publiques d'incitation nationales - que l'on songe aux pôles de compétitivité : 66 rien qu'en France ! - n'arrive évidemment pas à faire émerger des centres d'excellences comparables à ceux déjà constitués États-unis. En revanche, il ne serait socialement pas accepté que soit accordée à Oxford, Bologne ou Grenoble la même concentration de ressources que celle que l'on observe dans la Bay Area à San Francisco ou bien autour de Boston.
Alors, au moment où l'Europe est amenée a résipiscence sur son manque de lucidité et de réalisme dans le fameux « agenda de Lisbonne » qu'elle s'était crue capable d'atteindre, où Davos conclut sans état d'âme au « changement de l'équation du pouvoir » et Jean-Paul Betbeze, économiste et Conseiller du Président et du Directeur général du Crédit Agricole, prophète annonciateur des mutations macro-économiques, pronostique à ses auditeurs lors d'une conférence récente l'ère de la « mittalisation » de l'Europe, il est grand temps de se mobiliser sur ce thème de « rupture ».