À quelques jours d'intervalle, l'actualité fournit plusieurs exemples discordants de l'impact d'Internet sur la « Sphère Gutenberg », le mode de production et de consommation de la culture essentiellement basé sur l'imprimé.
Fondé en 1865, installé depuis des lustres dans le Chronicle Building, un bâtiment historique de San Francisco, le quotidien San Francisco Chronicle est un des fleurons du patrimoine culturel de la Bay Area. Les rumeurs de difficultés récurrentes et de licenciements animent malheureusement les blogs depuis la semaine dernière. Les tentatives d'explication, les théories et leurs critiques, les prédictions et leurs contre-prédictions, innombrables, fleurissent de toutes parts entourant d'un brouhaha auto-entretenu le message central : « news is broken » (le modèle du quotidien d'actualités est cassé), comme le dit Phil Bronstein, le directeur de la rédaction du journal.
La presse informatique elle-même n'est plus à l'abri. Le vénérable - à l'échelle de cette indsutrie - InfoWorld, présent dans tous les kiosques de la Silicon Valley et au-delà depuis 1978 vient d'annoncer, la même semaine, qu'il mettait fin à son édition papier pour ne plus se consacrer qu'à son site Web. Pour nous autres, jeunes aventuriers de la haute-technologie, fraîchement débarqués à Palo Alto au début des années 1980, InfoWorld était l'alpha et l'omega des sources d'information sur la révolution naissante du PC et l'avènement de l'interface utilisateur graphique, le chroniqueur infatigable d'une industrie en plein développement qui se construisait sous nos yeux. Aujourd'hui la collection des quelques numéros qui ont échappé aux nombreux déménagements va peut-être devenir un « collector », une pièce rare de bibliothèque !
Précisément.
Le même Tim O'Reilly, à l'origine de l'information sur le San Francisco Chronicle - le journalisme de « scoop » se porte dont toujours bien, merci ! - est également le premier à se réjouir des promesses de la numérisation généralisée des contenus. Trouver et lire les livres est, dit-il, à l'évidence le premier bénéfice de la numérisation des contenus. Pour les étudiants et les enseignants, Google Book Search peut mettre fin aux vains parcours des labyrinthes des grandes bibliothèques universitaires, aux négociations byzantines avec de sourcilleux bibliothécaires, aux enquêtes quasi-policières pour suivre les traces évanescentes laissées par un ouvrage d'un rayonnage à l'autre, d'une institution à l'autre. Mais plus encore, il devient possible, une fois numérisé, de « calculer » sur ce corpus : comparer, indexer, analyser, relier, commenter, de façon interactive ou automatique.
C'est bien ce dont on s'est aperçu en Europe au cri d'effroi poussé par notre Jean-Noël Jeanneney national il y a deux ans devant l'annonce du programme de Google. Son essai, qualifié de « tonique » par Pierre Assouline, « Quand Google défie l'Europe : Plaidoyer pour un sursaut », marque les enjeux symboliques considérables sous-jacents à ce débat.
C'est aussi cette semaine qu'ouvre en ligne la contribution française à la Bibliothèque Numérique Européenne, apothéose du directeur de la BNF sur le départ. Ce service est accessible gratuitement par n'importe quel internaute. Il donne accès à 12.000 ouvrages tombés dans le domaine public, que l'utilisateur peut lire, imprimer ou télécharger en format PDF (mode image ou texte). Et, bonne surprise, non seulement le site ne s'est pas écroulé le jour de son ouverture - comme malheureusement la plupart des services de consultation mis en ligne par la puissance publique de l'IGN à l'INA - mais on y trouve facilement les textes les plus curieux comme, par exemple, la « NOTE SUR LE DÉVELOPPEMENT DES FONCTIONS EN SÉRIES ORDONNÉES SUIVANT LES PUISSANCES ASCENDANTES DES VARIABLES » d'Augustin-Louis Cauchy en 1846 - indispensable à la compréhension de la relation entre continuité et divergence.
Bien qu'elle soit à vocation européenne, l'initiative française compte seulement comme véritables partenaires la Hongrie et le Portugal. Le catalogue du service Europeana intègre ainsi 7.000 ouvrages en français issus de la BNF mais également 4.000 hongrois et 1.000 portugais. Les livres numérisés de ces deux pays ne sont cependant pas encore réellement intégrés dans la plate-forme Europeana. Pour les consulter, l'internaute est redirigé vers les services en ligne des bibliothèques nationales hongroises et portugaises. Mais l'interopérabilité des plates-formes est en cours de développement, ont assuré les représentants de la BNF. Et l'on constate, en effet, que l'interface utilisateur d'Europeana est, au final, très proche de celle de Gallica, la bibliothèque numérique de la BNF. Le projet BNE est aujourd'hui financé à 100% par l'État français à hauteur de 10 millions d'euros pour 2007, faisant suite à une première enveloppe de 3,3 millions d'euros en 2006. Ce financement est pris sur les recettes de la taxe parafiscale (de 1976) sur les appareils de reproduction, tels que les photocopieurs fabriqués ou importés en France. La Commission européenne n'a pour l'instant investi aucun euro et Bruxelles ne devrait pas financer la numérisation à proprement parler des livres. Que va-t-il advenir du projet ?
Bruxelles est évidemment plus préoccupé par la préservation du modèle de la presse face à ce qu'on a pris l'habitude d'appeler de ce côté de l'Atlantique les « offensives » de Google. En février dernier, la justice belge a confirmé la condamnation du moteur de recherche américain : fini pour Google l'aspiration des infos des journaux belges sans leur autorisation. L’affaire remontait à avril 2006, quand Copiepresse, une coopérative défendant les droits d’auteurs du Soir, de la Libre Belgique et de la Dernière Heure exigea de Google News, le site d’actualités du moteur de recherche, qu’il cessât de reprendre leurs infos, photos et graphiques. Pas trop affecté en apparence, Google persiste. Pour la première fois au Salon du Livre, les nouvelles technologies ont leur espace dédié. La « Plate-forme Numérique » rassemble imprimeurs numériques, sociétés de numérisation d'ouvrages, fabricants de livres numériques et... Google, qui s'est offert un stand aux couleurs de son service de recherche sur livres.
La grande initiative de récupération de contenus des blogs et wikis individuels est l'autre temps du moteur de numérisation de Google, MSN et quelques autres. Non contents de chercher à automatiser ce « calcul » sur le corpus imprimé déjà existant, les Numérisateurs invitent en permanence chacun à « partager », à publier, à « participer » à cette « Naked Conversation » - du titre du best-seller (papier et en ligen !) de Robert Scoble et Shel Israel sur le phénomène blog - et à leur remettre toujours plus de contenus numériques. Ce qui ne va pas, bien sûr, sans frictions, en particulier sur les droit d'auteurs et le copyright : voyez Google et Viacom à la lutte sur l'épineux problème du copyright des images montrées sur le site vidéo vedette YouTube !
Sur cet écran, bientôt, Votre Livre réinventé...