dimanche, octobre 21, 2007

Faut-il sauver le soldat venture ?

Dans la demi-obscurité du jour tombant, c'est par petits groupes que sont arrivés à la porte d'un restaurant Feng Shui du Triangle d'or de bien curieux personnages, méconnus du grand public, pour un dîner confidentiel et discret où l'on devait discuter d'un des sujets économiques probablement parmi les moins bien compris dans notre pays : les politiques de financement de l'innovation.



La situation actuelle est pour le moins paradoxale : depuis plus de dix ans, les gouvernements de gauche comme de droite ont élaboré une multitude de mesures visant à faire jouer à l'Etat un rôle de plus en plus actif dans le financement de l'innovation, et pourtant, de l'aveu même des professionnels de ce métier de l'investissement, les conditions de sa pratique n'ont cessé de se détériorer. Les statistiques, qui d'ailleurs laissent à désirer au plan de l'exhaustivité et de leur degré de détail, affichent des montants compris entre 500 et 875 millions d'euros pour le total de l'investissement en private equity en France pour 2006. (L'écart important entre ces chiffres résulte de la comparaison, pas toujours aisée, entre des indices divers calculés par quelques organismes servant des intérêts variés.) Cependant, il ne faut pas se laisser abuser par la hauteur de ces montants si l'on se rappelle, par exemple, que les montants sous gestion de l'industrie de l'assurance, en général, représentent près de 1.300 milliards d'euros. De plus, dans ces opérations d'investissement, une très grande majorité 70% à 80%, selon les sources, sont des opérations de LBO et de transmission, la portion congrue restante étant consacrée à l'amorçage et à « l'early stage », qui sont les phases de démarrage des jeunes entreprises. Aux États-Unis, c'est à peu près 150 milliards de dollars qui ont été investis en capitaux privés en 2006.



Mais ce dont souffrent, au premier chef, les fonds d'investissement français actuels c'est d'une collecte décroissante et de plus en plus difficile des fonds et de l'attrition des « sorties », c'est-à-dire des événements d'acquisition et d'introduction sur des marchés réglementés, à l'occasion desquels ces fonds peuvent vendre leurs participations et offrir un retour sur investissement à leurs propres actionnaires.



Il faut avant tout rappeler la dcotrine, généralement partagée, qui sous-tend le développement, somme toute, récent de l'activité d'investissement en capitaux privés dans des sociétés innovantes. C'est en observant le modèle américain, le seul et plus ancien exemple, que l'on a formulé, de ce côté ci de l'Atlantique, des principes de base. Le développement économique d'un pays dépend en grande partie de la croissance de ses PME, et de leur capacité à innover pour créer et développer de nouveaux marchés. En Europe, on y ajoute de plus un ingrédient « social » : la croissance des PME est bonne pour l'emploi. Tout ceci n'est guère contestable. Ceci étant, s'élèvent de toutes parts des gémissements sur l'absence de PME « gazelles » et l'on constate tristement, quelle que soit la méthode de classement et la mesure employée, la chute des investissements en recherche et développement, la médiocre performance de l'industrie innovante française au regard de celles d'autres pays, soulignée depuis longtemps par une succession de rapports (Lombard, 1997 ; Destot, 2000 ; Camdessus, 2004 ; Beffa, 2005 ; Valorisation de la recherche, 2006 ; Attali, 2007), et se pose alors la question du rôle que l'Etat peut éventuellement jouer pour inverser cette tendance évidemment néfaste.



Aux Etats-Unis les fonds de pension jouent un rôle majeur dans la collecte des fonds destinés à l'investissement en capitaux privés dans l'innovation. Les Etats-Unis ont très tôt adapté la réglementation pour autoriser, et même inciter, ces fonds de pension à soutenir les jeunes entreprises innovantes en investissant eux-mêmes dans des fonds de capital risque et de capital développement. Elle est d'ailleurs à nouveau l'objet de débats aux Etats-Unis depuis le renforcement de la loi après l'affaire Enron et quelques autres.



Mais en France, point de fonds de pension, ce serait déchoir ! D'où l'idée mise en place au milieu des années 1990 des Fonds commun de placement dans l'innovation (FCPI) pour drainer une partie de l'épargne publique vers l'investissement dans les jeunes entreprises innovantes. Las ! Ces FCPI ont été accaparés par les grandes institutions financières qui en on fait un outil d'une grande rentabilité en greffant, sur cette bonne intention, et dans une transparence parfois critiquable, des frais d'entrée, des frais de gestion très élevés et d'autres rémunérations de leurs réseaux de distribution qui grèvent lourdement leur retour sur investissement final au grand public. De plus, au titre de la protection de ce même public, considéré comme peu informé, puisque attiré vers les FCPI par la carotte fiscale de l'exonération (sous conditions) d'imposition sur les plus-values réalisées par ces fonds, l'Autorité des marchés financiers (l'AMF) a imposé de surcroît une réglementation très lourde et complexe de la gestion des FCPI. Il est vrai que dans un pays ou le principe de précaution est inscrit dans la Constitution, l'investissement, par définition risqué, est dangereusement près d'être anticonstitutionnel !



Comme si ce dévoiement ne suffisait pas, ces FCPI instaurés à la fin des années 1990 ont pris de plein fouet l'explosion de la Bulle Internet et le repli mondial des investissements qui s'ensuivit. L'image de marque de tout le secteur du private equity en a donc grandement souffert, ceci d'autant plus que, contrairement aux Etats-Unis où ce type d'investissement était déjà mûr depuis longtemps, il n'y a pas eu finalement assez de temps entre le début d'intérêt du public en général pour les jeunes entreprises innovantes et la débâcle pour construire des succès qui auraient pu marquer positivement les esprits. Finalement, le public n'aura peut-être retenu de ces débuts exagérés que « l'exubérance irrationnelle » des marchés, l'affaire Vivendi et quelques autres qui ont défrayé la chronique en leur temps.



Autre idée originale, puisque nous n'avons toujours pas de fonds de pension, retournons nous vers les groupes d'assurance dont on a vu que les fonds qu'ils gèrent sont pléthoriques ! De fait, alors qu'aux Etats-Unis les fonds de pension consacrent en moyenne 5 à 6 % de leurs fonds au secteur des fonds de capital investissement, les groupes d'assurance, en France, n'allouent au capital non côté, et à reculons, que 1 à 2 %. Les formules mises aux points, dès 1998, et diversement appelées « contrats DSK » puis « contrats NSK » - éponyme du locataire fluctuant de Bercy -, avec la Loi de finances de 2005, n'ont pas connu le succès attendu. Fin 2003, les contrats DSK n'avaient au total collecté que 11 milliards d'euros contre un encours total de 777 milliards d'euros à la même date pour l'assurance vie. Le même principe que celui des FCPI y était mis en oeuvre : des avantages fiscaux pour le titulaire en contrepartie d'une part importante (10 %) d'investissement à risque de ces contrats d'assurance. Mais les groupes d'assurance - pas tous heureusement - n'ont pas vraiment joué le jeu, et ces sommes ont été consacrées certes à de l'investissement en capitaux privés, mais au bénéfice des filiales (privées) de ces mêmes groupes d'assurance, et peu ou pas à des fonds d'investissement en capitaux privés à proprement parler. Les assurances, toujours réticentes aux placements dits à risque, s'acquittent ainsi de leurs obligations légales par ce tour de passe-passe, mais entretiennent, du coup, le statu quo sur le plan de la collecte des fonds pour l'investissement privé.



Plus près de nous, né de la volonté de Jacques Chirac et inauguré en grande pompe par Thierry Breton en novembre 2006, France Investissement doit être un nouvelle tentative de réconcilier les gestionnaires de fonds issus du grand public avec l'investissement en capital risque et en capital développement. Le ministre s'y félicitait d'avoir réussi à attirer des partenaires privés auprès de la Caisse des dépôt et consignations : AGF, la CNCE, Natixis, Société Générale et Groupama - AXA, d'abord pressenti, devrait décliner au grand dam du gouvernement. Ces acteurs se sont engagés à consacrer collectivement 2 milliards d'euros, sur 6 ans, à l'investissement dans des fonds investissant eux-mêmes en capital risque et capital développement. C'est ce qu'on appelle un fonds de fonds, comme il en existe un grand nombre, privés et publics (comme ces fonds de pension déjà mentionnés), dans la finance anglo-saxonne. La Caisse indique que 29 fonds ont jusqu'à présent bénéficié d'une participation de France Investissement. Mais même si elle note dans un premier rapport annuel que la situation de l'investissement en capitaux privés s'est améliorée depuis la période 2001-2003 - la période glaciaire post Bulle Internet - on était encore loin du compte. La Caisse note - y décèlerait-on une pointe d'amers regrets - qu'elle reste de loin la première devant les fonds de fonds privés (lire, horresco referens, anglo-saxons en majorité), les banques et les assurances le premier investisseur en France dans les fonds d'investissement privés (avec 1,068 milliards contre respectivement 997 millions, 846 millions et 615 millions cumulés en 2006). Si l'on se restreint aux fonds spécialisés dans les toutes jeunes entreprises, amorçage et premiers tours, la prévalence de la CDC en France est encore plus accentuée. Ce qui ne va pas sans quelque grogne quand, par ailleurs, la CDC est aussi le premier bailleur de fonds d'Oseo et en particulier d'Oseo Financement et Garantie (ex- BDPME, Sofaris) qui met à disposition des banques et des entreprises, entre autres, des produits de garantie conçus pour réduire le risque de l'investissement en capital privé. C'est comme si l'Etat impécunieux repassait systématiquement le mistigri du financement des fonds d'investissement à la CDC, institutionnalisée en vache à lait de dernier recours !



Autre sujet de débats infinis : l'usage éventuel pour l'investissement en capitaux privés de la manne providentielle - merci les marchés immobiliers en attente du prochain éclatement de bulle spéculative, et du revers des « subprime mortgages » - collectée par l'ISF. Collecte record en 2007 : selon les chiffres diffusés dans l'annexe au projet de loi de finances 2008, les recettes de cette année devraient s'établir à 4,42 milliards d'euros contre 3,85 milliards d'euros initialement anticipés. Pour ceux qui n'auraient pas fui le territoire, il y a bien longtemps, et qui règlent religieusement leur impôt sur des montants souvent virtuels, on propose aujourd'hui un « paquet fiscal », évidemment applaudi par les uns et vitupérés par les autres. Il permet aux contribuables de réduire leur facture d'ISF à hauteur des sommes qu'ils auraient investies dans les PME, en direct ou via un fonds d'investissement de proximité (FIP) - et pourquoi pas auprès des FCPI et autres fonds communs de placement, mystère... Pour les contribuables les plus fortunés, l'investissement direct dans des PME est le plus efficace fiscalement : s'ils investissent 66.667 euros, ils peuvent obtenir la réduction d'impôt maximale (50.000 euros). En théorie, c'est très simple. Il en est autrement de la mise en pratique : il faut supposer, que chaque année, la proverbiale grand-mère propriétaire de sa maison familiale centenaire de l'Ile de Ré occuperait sa retraite à éplucher les « business plans » des PME innovantes. (Après tout, pourquoi pas ? Idée pour un site Web destinés aux seniors - très tendance en ce moment - : « L'Analyse des business plans pour les seniors » !) L'autre solution, moins avantageuse fiscalement, consiste à souscrire des parts de FIP auprès de sociétés de gestion qui investissent en capitaux privés. Les FIP actuellement sur le marché (mis en place par la loi Dutreil de 2003) et qui permettent d'obtenir une réduction au titre de l'impôt sur le revenu, sont tout jeunes doivent être investis selon des ratios bien précis, qui ne sont pas les mêmes que ceux spécifiés dans la nouvelle loi. On aurait voulu vider de sa substance l'idée initiale, qu'on ne s'y serait pas pris autrement.



L'innovation est à nouveau au coeur du rapport Attali récemment rendu public, qui évoque un certain nombre de mesures en vue de « libérer la croissance » - de qui diable était-elle donc prisonnière que nous ne nous en préoccupions que maintenant ? - avec un nouvel ingrédient social qui, après « l'emploi » a fait son apparition ces dernières années : « la croissance durable ». Mais alors que le rapport Attali soutient que pour sauver la planète et permettre à la France de retrouver le peloton de tête du train de la croissance mondiale au rythme ébouriffant de 5 % il faut relancer la consommation, baisser les prix, accroître la mobilité des biens et des personnes, s'émanciper du Principe de précaution, réfléchir aux OGM, le « Grenelle de l'environnement » lancé, de l'autre main, par Jean-Louis Borloo, accouche de recommandations reflétant une toute autre vision : intégrer le coût « environnemental » aux prix, limiter les transports, taxer les carburants et réduire la vitesse des véhicules en France, renforcer la constitutionnalité du Principe de précaution, oublier les OGM, etc. Voilà, pour le moins, de quoi semer la confusion dans les esprits, et, en particulier, de ceux qui, suivant encore l'exemple californien, imaginent ici de lever des fonds d'investissement en capitaux privés dans les secteurs des nouvelles technologies « écologiquement correctes ». Bon sang, mais c'est bien sûr ! On vient même de décerner le Nobel à leur représentant le plus médiatique, Al Gore lui-même ! 2,9 milliards de dollars investis en capitaux privés en 2006 aux Etats-Unis dans ce secteur, encore inexistant il y a cinq ans... Pas étonnant, qu'après les technologies de l'information et les biotechnologies, l'opinion prévalente est que le secteur des « technologies propres » est le prochain eldorado du capital investissement.



Au plan des sorties, maintenant, les marchés réglementés pratiquement gelés après l'éclatement de la Bulle Internet, se rouvrent frileusement aux IPO mais l'absence d'un véritable entretien des cours, le nombre insuffisant d'investisseurs sur ces marchés (Eurolist C, l'ancien Nouveau Marché, et le plus jeune encore Alternext) qui n'ont pas vraiment de « profondeur », et le peu d'analystes des valeurs cotées sur ces marchés accentuent la volatilité des titres et leur défaveur auprès des grands investisseurs en titre cotés - d'ailleurs souvent, pour partie, les mêmes qui reculent devant l'investissement en capital privé. Alors restent les acquisitions industrielles par des grands acteurs des secteurs des hautes technologies. Ce qui veut souvent dire, américains, voire maintenant, indiens et chinois. Mais alors là, attention pas touche ! « patriotisme économique » et secteurs protégés (onze pour l'instant en France au décret du 31 décembre 2005) préservent l'intérêt national. Le prochain épouvantail, dont on commence à voir ici et là paraître l'ombre menaçante dans ce que j'ai peine à croire de ne pas être une campagne de presse en phase d'accélération, est le « fonds souverain » étranger. (Etranger, parce que, par chez nous, seule la CDC, encore elle !, pourrait ressembler à un fonds souverain dans un Etat en cessation de paiements, mais l'on voit, cf. plus haut, à quel point elle a déjà du mal à s'extraire du débat hexagonal.) L'investissement à risque, déjà pratiquement anticonstitutionnel, serait-il donc de surcroît contraire à l'intérêt national ?





Avec un peu de recul, il est aussi légitime de se poser la question du recours d'une part à la promesse d'un avantage fiscal pour le grand public, supposé inaccessible au raisonnement économique sous-jacent au financement de la croissance, et, d'autre part, à la ponction systématique par un Etat en déficit permanent de la seule CDC, elle-même financée en dernier ressort par le grand public, comme uniques leviers d'une politique d'accompagnement de l'innovation en France. Alors que les fonds de capital risque peinent à lever aujourd'hui ce qui servira à financer les jeunes entreprises innovantes de demain, que pourtant tous appellent de leurs voeux et dont l'absence prévisible dans quelques années ne fera que nous éloigner plus encore des objectifs affichés, il convient de s'interroger toujours plus avant sur cette forme curieuse d'ostracisme financier dont est frappé cette classe d'investissements.

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