Dans son numéro 834, rétrospective spéciale datée du 1er janvier 2000, le magazine Le Monde Informatique - qui périt cette semaine sous la déferlante de l'information en ligne en publiant vaillamment son dernier numéro - racontait, à la rubrique « La Saga des marques », « l'irrésistible ascension de SAP ». Cinq échappés des légions d'IBM montent leur startup en avril 1972, Systemanalyse und Programmentwicklung, à Mannheim, sur l'idée de créer pour les entreprises un « programme intégré » après s'être aperçus que, client après client, chacun redéveloppait le même programme ou presque. À une époque où le logiciel n'était pas encore une activité en soi, alors que le « business model » dominant était celui de la location de temps et de la vente de matériel, IBM n'avait pas retenu la jeune équipe. (De fait, Le Monde, rappelle dans un entrefilet qu'il y a cinquante ans, IBM Europe, alors installé Place Vendôme, faisait visiter au premier étage de son quartier général son nouvel ordinateur de « 21 tonnes, capable de calculer le profil d'une aile d'avion an trois minutes », loué à 250.000 francs de l'heure pour y faire tourner votre programme !)
Depuis les pionniers, logiciels et progiciels se sont constitués en véritable industrie. Dans le secteur des progiciels et des logiciels d'entreprise, en particulier, cette industrie est considérée comme économiquement mûre ce qui conduit, comme ce fut le cas dans d'autres industries historiquement plus anciennes comme l'automobile ou l'énergie, à une phase de consolidation de l'offre. Larry Ellison, le flamboyant dirigeant-fondateur d'Oracle toujours prêt à la polémique, avait défrayé la chronique en annonçant « la fin de l'industrie du logiciel » dans une vague de consolidations dont ne surnageraient que moins de cinq éditeurs géants - dont sa propre société bien entendu. Quelques années plus tard, sa prédiction semble vouloir se réaliser : SAP et Oracle franchissent avec un bel ensemble une nouvelle étape dans la course aux acquisitions qu'ils ont entamée. SAP se porte candidat à l'acquisition de notre champion national, mais mondialisé, BO, tandis qu'Oracle, ayant à peine digéré Hyperion - un concurrent de BO - lance, comme en réplique, une OPA hostile sur BEA.
Les deux opérations se font semble-t-il dans un contexte bien différent. BO avait officiellement confié un mandat de vente à une banque d'investissement, probablement poussé par son Conseil d'administration plus que par son CEO, Bernard Liautaud, qui n'avait pas récemment manifesté de velléités particulières en ce sens. (Au contraire, les acquisitions récentes de Crystal Reports et de Cartesis, deux « gros morceaux », montraient une volonté de solidification.) On peut y voir, comme certains, l'aveu que le « business intelligence » n'est plus une fonction à proprement parler indépendante mais se rattache plutôt comme complémentaire, voire ancillaire, à la fonctionnalité de l'ERP. On peut également y déchiffer que les coûts de fonctionnement d'une entreprise d'édition de logiciels centrée sur un des processus d'entreprise ont atteints des niveaux tels aujourd'hui que même pour les plus grands les rapprochements industriels sont indispensables. Ce qui d'ailleurs constituerait un signal supplémentaire pour de grands éditeurs indépendants dans d'autres secteurs industriels et processus métier spécifiques comme Dassault Systèmes - notre dernier champion national, du coup - dans la conception et le cycle de vie des produits, ou comme Manhattan Associates, par exemple, dans la logistique.
L'offre d'Oracle est, quant à elle, non sollicitée et considérée comme hostile par les dirigeants de BEA, qui l'ont fait savoir par voie de presse. Il s'agit plutôt là de l'exécution d'une stratégie boulimique de consolidation, bruyamment annoncée par Larry Ellison comme déjà remarqué, affichant sans état d'âme l'objectif d'aboutir à un monopsone ou, à défaut, un oligopsone mettant en coupe réglée une industrie du logiciel d'entreprise qui aura alors entamé son troisième âge.
Si SAP, d'origine européenne donc passable au point de vue des intérêts nationaux, ne s'était pas avancé, j'aurais été curieux de voir si une offre d'un des rares autres acquéreurs possibles au vue du montant de la transaction (IBM, Oracle, Microsoft peut-être...), américain sans nul doute, aurait provoqué une levée de boucliers au motif du « patriotisme économique », revu à la sauce des fameuses dix fiches-recettes du Haut responsable à l'intelligence économique. Car enfin, me semble-t-il naïvement, les outils logiciels de l'analyse de données sont essentiels à l'intelligence économique. Penser que les exceptionnels outils de BO, issus de l'ingéniosité française, solidement implantés au coeur de toutes les grandes entreprises, dans tous les secteurs d'industrie, puissent passer dans des mains étrangères - et non européennes de surcroît mais, Dieu merci, ni chinoises ni indiennes ! - glace d'effroi... SAP, allemand de coeur, donne tous les gages de sérieux et rassure mon esprit égaré. Mais attention aux contre-offres ou, pourquoi pas, au chasseur devenu cible et une offre ultérieure d'acquisition de SAP lui-même - comme apparemment il en avait été question chez Microsoft pendant un temps.
Nul ne peut dire ce qu'en écrira la prochaine rétrospective de la décennie, qu'on lira probablement en ligne (et sous Open Source ?), mais il apparaît désormais indubitable que l'industrie du progiciel d'entreprise connaît aujourd'hui une transformation irréversible de son écosystème. Sous la triple influence de sa propre hyper-croissance depuis les années 1980, du bouleversement de l'Internet et de son cortège d'offres hébergées et de nouveaux modèles de distribution SaaS, de la progression, enfin, des écoles de pensée et des fruits de l'Open Source, l'industrie du logiciel d'entreprise se reconfigure sous nos yeux.