Voilà que les interstices, les espaces vides ou « white spaces », deviennent l'objet de furieux débats juridiques aux Etats-Unis ! Il ne s'agit ni de l'art du chiaro-oscuro, ni de gouttières entre les colonnes de nos journaux, ni du vertige de la page blanche, et encore moins des « hors sujets » révélateurs de Derrida, mais, bien plus prosaïquement, des trous dans le spectre de fréquence employé par la télévision analogique.
Une coalition hétéroclite d'industriels de différents bords s'est formée fin 2006 pour contester aux géants du « broadcast » leur droit de (non) utilisation des interstices du spectre des fréquences de télévision analogique. Microsoft, Dell, Google, HP, Intel, Philips, Earthlink, Samsung et quelques autres groupes industriels qui ne souhaitent pas faire savoir leur nom, se sont regroupés dans la White Spaces Coalition (WSC), littéralement la Coalition des Espaces Blancs, pour proposer de réutiliser ces interstices pour offrir du sans-fil à haut débit.
Avec l'arrêt de la diffusion des programmes en analogique programmée pour février 2009 aux USA, la question de la réutilisation du spectre libéré reste posée à la FCC (Federal Communications Commission, l'autorité des télécommunications étatsunienne) depuis 2003. Au nom de la WSC, Microsoft avait présenté à la FCC, à des fins de test en mars dernier, un premier équipement de démonstration. Le peu des caractéristiques techniques qui a filtré est alléchant, l'utilisation des espaces blancs permettrait ainsi un accès à 80 Mbps à la maison, sur la bande 54Mhz-698Mhz. L'amendement déposé, à la même date ce printemps, par le député démocrate Jay Inslee exige de la FCC qu'elle statue sur les interstices « dès que leur utilisation est pratiquement démontrée » et au plus tard à la libération du spectre réservé à la télévision analogique en 2009.
Cette agitation a bien évidemment provoqué une levée de boucliers du côté des réseaux de diffusion de télévision, fâchés de voir l'industrie informatique contester leurs prérogatives et, surtout, les géants du contenu Internet débarquer sur leurs plates-bandes. Tous les arguments sont bons pour ces experts des batailles juridiques pour la défense de leurs positions acquises.
Par exemple, selon le lobby de MSTV, l'Association for Maximum Service Television - tout le contraire de notre beau pays qui se met en grève régulièrement sur la définition du « service minimum » - les interférences entre les équipements mettraient en péril la diffusion des programmes de télévision ; gêner la diffusion de la télévision causerait des problèmes de sécurité publique en situation de crise grave - argument qui porte dans une Amérique traumatisée par la menace soigneusement entretenue d'attentats ; ces problèmes d'interférences empêcheraient également une transition en douceur de l'analogique au numérique en 2009. Bref, le fléau des espaces blancs devrait à tout prix être évité.
Coup du sort ! Il apparaît, début août, après quelques mois de test à la FCC, que le prototype livré par Microsoft ne marche pas ! Mi-août, Microsoft se défend alors, d'une lettre ouverte à la FCC, argumentant qu'après analyse des appareils la FCC aurait exécuté les tests avec un équipement dont le tuner était (pour une raison inconnue) endommagé ! Le débat tourne à la violente argutie technique entre experts de la théorie du signal, rajoutant à la confusion et exaspérant les luttes de clans et laissant la Commission de la FCC chargée de statuer dans un embarras croissant.
La Coalition, de son côté, a soumis un second prototype revu par Philips dans l'espoir d'accélérer une décision favorable de la FCC avant la fin de l'année. Une décision positive bouleverserait le paysage de l'accès Internet aux Etats-Unis en offrant une troisième voie, après le câble et l'ADSL, à des débits élevés et, de plus, très adaptée aux zones rurales moins bien couvertes par les deux technologies précédentes. (Même dans les grandes villes américaines nombre de canaux réservés à la télévision analogique sont en fait inutilisés.) La perspective de diffusion sur des appareils personnels, mobiles (sans frais de licence d’exploitation des fréquences) et de surcroît sur une bande du spectre plus adaptée, par exemple que celle du WiFi, au haut débit intéresse évidemment tous les grands acteurs de l’industrie informatique. Les enjeux sont considérables.
En même temps, Google se penche toujours sur la prochaine enchère de la bande de spectre de 700 MHz, une fois achevée la transition de février 2009, malgré un refus partiel des régulateurs de Washington d'accepter ses conditions d'enchères en juillet dernier. Google avait surpris l'industrie mobile au début de l'année en annonçant ses intentions de prendre part à ces enchères pour cette bande de spectre très prisée, notamment par AT&T, Verizon Communications et T-Mobile USA, filiale de l'allemand Deutsche Telekom. Le leader de la recherche Web avait annoncé être prêt à investir 4,6 milliards de dollars si la FCC acceptait d''imposer aux gagnants de l'enchère de revendre à un tarif de gros ce spectre de 700MHz - réparti en cinq blocs - à ses rivaux. Ces conditions avaient été invoquées par Google pour assurer ouverture et inter-opérabilité des plates-formes d'accès et de communication mobiles. En refusant ces règles qu'aurait voulu imposer Google préalablement même au déroulement des enchères, la FCC indique qu'elle ne tolère aucune immixtion dans l'attribution des règles de participation et dans l'établissement du cadre légal des enchères. Mais Eric Schmidt, le CEO de Google, est patient et sait que quand les enchères commenceront l'argent parlera - et ses coffres sont pleins. Google prochain monopole des télécommunications ?