samedi, février 23, 2008

Microsoft, interopérabilité et ouverture : demain j'enlève le bas !

Le communiqué de presse publié il y a quelques jours, le 21 février, par Microsoft a rapidement enflammé la blogosphère et les observateurs de l'industrie dans des débats passionnés. La forteresse de Redmond se serait-elle transformée en Haight-Ashbury moderne des nouvelles technologies ?

Microsoft y annonce en fanfare des changements « stratégiques » dans ses technologies et ses pratiques business pour étendre « l'interopérabilité ». Le communiqué, visiblement soigneusement élaboré et mûrement -- comprendre légalement -- réfléchi, développe en longs détails quatre nouveaux principes destinés à :

1- assurer des connexions ouvertes (à ses produits commerciaux d'entreprise vendus en grands volumes) ;

2- promouvoir la portabilité des données ;

3- améliorer la conformité aux standards de l'industrie ;

4- encourager des relations plus ouvertes avec les clients et les acteurs de ces secteurs, y compris avec les communautés Open Source.

Qu'il y ait là beaucoup d'effet de communication c'est assuré. Déjà ces protestations d'ouverture et d'interopérabilité sont reprises pour mettre en avant les efforts sur le sujet du dossier médical en ligne de Microsoft, Healthvault, animés par les anciens de Medstory, la société fondée par mon ancien complice Alain Rappaport et rachetée l'an passé par Microsoft, surtout en comparaison de l'apparente désinvolture de l'initiative directement concurrente de Google, simplement mise en ligne, « en Bêta », avec la participation de la Cleveland Clinic, sans les garanties d'ouverture et d'accès aux API dont au contraire Microsoft se prévaut, dans un plaidoyer prenant son concurrent à contre-pied. Il faut certainement s'attendre dans le proche avenir à d'autres effets de communication dans lesquels Microsoft mettra en lumière, dans tel ou tel effort de développement perçu comme propriétaire, la nouvelle doctrine de l'ouverture et de l'interopérabilité contre ceux mêmes qui l’invoquent contre lui.

Beaucoup voient derrière l'annonce de ces principes généraux la patte de Ray Ozzie, le fondateur/créateur de Lotus Notes, compagnon de route de Mitch Kapor, devenu Chief Software Architect de Microsoft. L'ampleur annoncée des changements et l'agitation des esprits qu'elle provoque rappelle aussi, en miroir, l'annonce des « Quatre modernisations » par un certain Deng Xiao Ping, revenu à la tête de la Chine en 1979, bien décidé à fermement « corriger » les erreurs de la Révolution culturelle. C'est à ces quatre réformes que l'on doit encore aujourd'hui, plus de dix ans après la disparition de leur initiateur, l'émergence de cette forme contrôlée de capitalisme « communiste » en Chine qui fait tant peur aux marchés financiers et aux industries occidentales. Dans la nouvelle péripétie, le champion triomphant du « modèle propriétaire » se convertirait au post-modernisme du libre et de l'ouverture, presque quarante ans après Woodstock.

Les Quatre principes se déclinent immédiatement dans des actions ciblées que tous les développeurs et les régulateurs accueillent évidemment très favorablement. Notons qu'elles concernent en effet les produits les plus diffusés de Microsoft : Windows Vista (avec .NET Framework), Windows Server 2008, SQL Server 2008, Office 2007, Exchange Server 2007, and Office SharePoint Server 2007, puis leurs versions à venir, vraiment le coeur de l'offre jusque là propriétaire du géant de Redmond.

30.000 pages de documentation des protocoles client-serveur de Windows ont été alourdir le site MSDN dès le lendemain de l'annonce. Ces protocoles n'étaient auparavant accessibles que dans le cadre d'accords, très restreints, de partage de secret commerciaux consentis avec la plus grande parcimonie. Ils tombaient sous la portée du programme WSPP (Workgroup Server Protocol Program) mis en place par l'éditeur (sous la contrainte) après la Décision du 24 mars 2004 de la Commission Européenne. (Une décision dans laquelle Mario Monti confirmait l'amende record infligée à Microsoft de 497,2 millions d'euros, et exigeait qu'il distribue dans l'espace économique européen une version de Windows sans Media Player.)

Ces protocoles relevaient également du programme MCPP (Microsoft Communications Protocol Program) dont les termes, publiés l'année dernière, qui demandent aux concurrents de payer des redevances pour chaque copie du logiciel distribué, étaient considérés par certains représentants du libre comme une stratégie de contournement de la condamnation européenne pour abus de position dominante. Dans le communiqué de presse du 21 février, Microsoft explique que les protocoles protégés par des brevets seront clairement identifiés et qu'il en accordera la licence d'exploitation dans des termes « raisonnables » et « non-discriminatoires ». Dans le détail du procès européen pour abus de position dominante, Microsoft déclare par ailleurs que ses protocoles de communication sont couverts par au moins trois brevets européens ou revendications de brevets (les brevets ’EP 0661652’, ’EP 0438571’ et ’EP 0669020’) ; vingt autres dépôts de brevets seraient en cours aux Etats-Unis et deux en Europe ; enfin Microsoft projetterait de déposer 130 brevets européens liés à ses serveurs Windows. Une manoeuvre de grande envergure destinée à asseoir sa propriété intellectuelle en profitant intelligemment du système européen des brevets ?

Rappelons qu'aux termes de l'accord de novembre 2006 avec Novell -- qui avait lui aussi en son temps défrayé la chronique -- Novell s'était engagé à payer une dîme pour la distribution de copies de logiciels libres contenant du code qui tomberait sous le coup de ces fameux brevets Microsoft. Novell avait obtenu en échange une garantie que Microsoft ne le poursuivrait pas, pas plus que ses clients. Via cet accord, Microsoft énonçait donc en creux qu'il détiendrait des droits sur des logiciels libres auxquels il n'a pourtant pas contribué, et que, par exemple, chaque distribution d'une copie du noyau Linux par un acteur commercial autre que Novell violerait sa propriété intellectuelle. L'accord de 2006 prévoit également que chaque éditeur accède au portefeuille de brevets de l'autre, moyennant le paiement de royalties. Ce qui fait l'objet du second volet de l'accord, au plan financier : Microsoft paie 108 millions pour l'utilisation des brevets de Novell, lequel verse au moins 40 millions à son partenaire, indexé sur le chiffre d'affaires réalisé grâce à ses produits Open Platform Solutions et Open Enterprise Server.

Aujourd'hui, Microsoft s'engage formellement à ne pas poursuivre les éditeurs Open Source pour le développement ou pour la distribution « non commerciale » d'implémentations de ces protocoles maintenant documentés publiquement. Une distribution commerciale, en revanche, devra passer par le paiement d'une licence d'exploitation à Microsoft. Ainsi l'éditeur fait d'une pierre deux coups : il affiche une attitude moins intransigeante dans le contexte de sa confrontation avec la Commission Européenne qui estime n'en avoir pas fini avec Microsoft, et poursuit avec opiniâtreté l'exécution de sa stratégie d'exploitation de propriété industrielle entamée avec l'accord Novell de 2006.

Qu'elle prenne aujourd'hui la forme d'un accès libre à la documentation technique et aux spécifications doublée d'une ouverture aux implémentations alternatives, en particulier à celles anticipées des communautés Open Source, il faut sans réserve s'en réjouir. Sont dès aujourd'hui à la disposition de toute la communauté du développement informatique des années et des années de développement, de spécification et de réalisation d'un des plus grands éditeurs de logiciels mondiaux. Le premier sentiment est certainement celui d'une forme de curiosité émerveillée à la visite de ces « cathédrales » logicielles qu'il est maintenant autorisé de visiter comme aux Journées du patrimoine ! (En particulier, les vétérans de la programmation apprécieront le document MS-OAUTH expliquant enfin OLE Automation qui avait tant déjoué la sagacité des développeurs de l'époque jurassique fin 80-début 90 !)

Il faut aussi se souvenir, cependant, que les Quatre principes sont un communiqué de plus dans une série d'annonces de Microsoft dont les premières datent de 2003, déjà publiées en réponse aux jugements et décisions de la Commission Européenne. L'annonce d'aujourd'hui pourrait de plus n'être que la simple application d'un évangélisme singulièrement guerrier, que le missionnaire principal de Microsoft dans les années 2000, James Plamondon, avait, tel Clausewitz, formalisé dans un document au titre laissant rêveur : « Effective Evangelism: Evangelism Is War ». (Au passage, les premières pages du manuel de l'Evangélisme efficace de Microsoft, ont certainement été influencées par l'Apple Computer des années Macintosh et par celui qui fut le premier « évangéliste » -- c'était sur la carte de visite qu'il m'avait tendue, hilare --, Guy Kawasaki.) Alors ? Promotion sincère de l'ouverture et de l'interopérabilité, sans doute, mais aussi promulgation de la doctrine de l'IP, IP dont l'éditeur cherche à étendre significativement le périmètre, envoyant toujours plus loin les postes avancés de ses « missions étrangères ».

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